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Quelque chose en nous de "l'Homme de Spy"          

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(c)Musée des Sciences Naturelles
(c)Musée des Sciences Naturelles
Valentine De Muylder

Valentine De Muylder

Au centre de la pièce, un Néandertalien grandeur nature fait face à une large fenêtre, avec vue plongeante sur la capitale. De part et d’autre de cette sculpture, entourés de livres, travaillent Laurence Cammaert et Patrick Semal, de l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique. La première est archéologue, spécialiste de Néandertal, et le second est paléoanthropologue et conservateur des collections d’anthropologie et de préhistoire. On ne pouvait rêver meilleur endroit pour faire le point sur nos gènes néandertaliens…
Nos gènes néandertaliens ? Et oui, depuis 2010, on sait que les personnes de descendance eurasienne ont hérité environ 2% de leur patrimoine génétique des Néandertaliens. À l’origine de cette découverte surprenante, une jeune discipline dont un des pionniers, le suédois Svante Pääbo, a été récompensé en 2022 par le Prix Nobel de médecine : la paléogénétique. Un mot savant pour désigner l’étude de l’ADN ancien, à partir de restes organiques fossilisés (os, dents…).

La vallée de la Meuse, "un coffre-fort à ADN"
"Les Néandertaliens sont une population humaine apparue il y a au moins 300.000 ans, tout comme les Hommes modernes, et qui était encore présente il y a à peu près 40.000 ans, en Belgique notamment ", rappelle Laurence Cammaert. De nombreux fossiles ont été retrouvés, particulièrement bien conservés, dans des grottes comme celles de Spy, de Goyet, ou de Sclayn. "Les grottes de la vallée de la Meuse et de ses affluents sont comme un coffre-fort à ADN, précise Patrick Semal. C’est une zone très particulière, où les conditions climatiques et environnementales étaient propices à la présence humaine, et où les grottes ont offert des conditions favorables à la conservation de la matière organique."

Depuis 2010, on sait que les personnes de descendance eurasienne ont hérité environ 2% de leur patrimoine génétique des Néandertaliens.

Si le premier Néandertalien dont le génome complet a pu être séquencé venait de Croatie, les collections belges n’en contribuent pas moins activement à l’avancée de la recherche. L’analyse génétique des fossiles de "l’homme de Spy" fait ainsi l’objet de collaborations entre, notamment, l’Institut royal des sciences naturelles et l’Institut Max Planck d’anthropologie évolutionniste de Leipzig, où travaille Svante Pääbo.

Qui dit métissage, dit rencontre et échange
Une chose est désormais certaine : non seulement les Hommes modernes (c’est ainsi que nos spécialistes désignent les Homo Sapiens que nous sommes) et les Néandertaliens ont une origine commune, mais ils ont également dû se rencontrer… et se métisser. Biologiquement, on ne parle donc plus "d’espèces" différentes, mais bien de "populations" issues de la même espèce, puisqu’elles ont pu se reproduire entre elles et que leur descendance a été féconde. 
"L’idée qu’on se fait des Néandertaliens a pas mal oscillé au cours de l’Histoire, raconte Laurence Cammaert. Parfois, on en a fait un bon sauvage, parfois une brute épaisse. Aujourd’hui, on se rend compte qu’ils devaient être très similaires à nous, à part quelques traits physiques remarquables. Puisqu’il y a eu interfécondité, il y a forcément eu un échange, peut-être même un langage commun, une manière d’agir commune…"

Ré-écrire la Préhistoire
L’analyse de l’ADN permet notamment de mieux comprendre quel groupe humain est parti de quel endroit à quel moment, et de retracer ainsi les grands mouvements de population de la Préhistoire. Elle permet aussi d’en apprendre plus sur l’apparence des individus retrouvés, ainsi que sur les liens de parenté, et donc sur les relations, entre les membres d’un groupe…

L’analyse de l’ADN permet de mieux comprendre quel groupe humain est parti de quel endroit à quel moment, et de retracer ainsi les grands mouvements de population de la Préhistoire.

Plus fondamentalement encore, elle contribue à révolutionner notre compréhension de l’évolution humaine. "Jusqu’à il y a une vingtaine d’années, on représentait l’évolution sous la forme d’un arbre assez linéaire, se souvient Laurence Cammaert. Aujourd’hui, c’est devenu beaucoup plus complexe. On s’est rendu compte que des populations humaines s’étaient séparées, retrouvées, réécartées." Notre évolution serait donc bien plus riche et interactive que ce que l’on a longtemps appris à l’école. "C’est là toute la richesse introduite par l’analyse paléogénétique, confirme Patrick Semal. On réalise que des tas de fossiles qu’on avait classés dans les Hommes modernes ne sont en réalité pas nos ancêtres. Ce sont des populations d’Homo Sapiens qui ont vécu et se sont éteintes, à la manière des Néandertaliens."

"On a du mal à imaginer qu’on puisse ne pas être seuls"
Cette complexité nouvelle explique qu’on compare désormais l’évolution humaine à un buisson aux multiples branches, qui ont la particularité de se recroiser parfois, avant de s’éteindre. "La plupart du temps, depuis 3 ou 4 millions d’années, plusieurs espèces et populations humaines ont existé en même temps, explique Laurence Cammaert. Nous sommes un peu un vestige de cette humanité passée, qui était bien plus diversifiée qu’aujourd’hui."
"Cela surprend, continue-t-elle. On a du mal à imaginer qu’on puisse ne pas être les seuls." À ses yeux, parler de cette diversité, de cette coexistence passée est une invitation à la modestie puisqu’elle nous remet "à notre juste place dans le vivant." Quitte à chambouler nos croyances. D’ailleurs, peut-on vraiment affirmer que les Néandertaliens ont disparu ? Plus tout à fait : "Ils sont en nous."      

À la découverte des Néandertaliens
Envie d’en savoir plus sur ces hommes et ces femmes qui ont laissé au creux de nos cellules une trace de leur passage sur Terre ? Laurence Cammaert se spécialise dans la diffusion des connaissances archéologiques auprès du public. Elle a notamment réalisé le site neandertal.naturalsciences.be, qui propose des infos accessibles sur l’origine, la morphologie et les modes de vie des Néandertaliens. À celles et ceux qui veulent aller plus loin, elle conseille la lecture du livre "Qui était Néandertal ? L’enquête illustrée" d’Antoine Balzeau (Belin, 2016) ou encore la visite de l’Espace de l’Homme de Spy (hommedespy.be). Les grottes de Goyet (grottes-goyet.be) et de Sclayn (scladina.be) sont également accessibles au public. Sans oublier la Galerie de l’Homme, exposition permanente du Muséum des Sciences naturelles à Bruxelles (naturalsciences.be).     

Nos gènes néandertaliens ont-ils un impact sur notre santé ?

Quelles caractéristiques avons-nous héritées des Néandertaliens ? La question s’impose à l’esprit, intrigue, et fait l’objet d’études largement relayées dans les médias spécialisés. Mais la réponse n’est pas évidente, à en croire Patrick Semal, car cet héritage génétique varie d’une personne à l’autre : "Chacun de nous a environ 2% de gènes néandertaliens, mais ce ne sont pas toujours les mêmes 2% ! Dans l’ensemble des génomes des Hommes modernes actuels, on a donc beaucoup plus que 2% d’ADN néandertalien représenté."
Une tendance se dessine toutefois : "On s’est rendu compte qu’une grande partie du génome des Néandertaliens que nous avions incorporé était lié au système immunitaire. L’hypothèse des paléogénéticiens est que, quand les Hommes modernes venus d’Afrique ont rencontré des populations présentes dans nos régions avant eux, ils ont fait le hold-up parfait d’un point de vue évolutif. Ils ont piqué tout ce qui leur donnerait, en quelques générations, les avantages que les autres avaient sélectionnés en plusieurs centaines de milliers d’années/"

Facteur de risque ou de protection, selon les cas
Le métissage aurait donc favorisé l’adaptation des Hommes modernes à leur nouvel environnement. Avec des effets variés sur notre santé actuelle. Selon des études réalisées ces dernières années, certains gènes néandertaliens seraient associés à une plus grande fertilité chez les femmes d’aujourd’hui (1), ou encore à certaines caractéristiques et maladies comme les allergies (2), la schizophrénie ou un taux élevé de " mauvais cholestérol " (3)…
En 2020, Svante Pääbo et son équipe ont également découvert qu’un variant génétique hérité des Néandertaliens constituerait un facteur de risque face au Covid-19 (4), en rendant les personnes qui en sont porteuses plus susceptibles de développer des formes graves de la maladie. Plus récemment, en février 2022, l’Institut Max Planck annonçait que le même variant pourrait présenter l’avantage de réduire de 27% le risque de contracter le VIH (5).
La recherche en paléogénétique en est à ses débuts. À ce stade, pour nos spécialistes de la Préhistoire, il est difficile de tirer des conclusions générales sur les liens entre nos gènes néandertaliens et notre santé, et le principal intérêt de cette nouvelle discipline est d’affiner notre compréhension de nos origines. Mais ces premiers résultats laissent penser qu’elle pourrait également permettre, à l’avenir, de mieux comprendre le fonctionnement de certaines maladies et d’identifier les personnes à risques de les développer.

(1) "The Neandertal Progesterone Receptor", Zeberg & al., Molecular Biology and Evolution, 2020.

(2) "Genomic Signatures of Selective Pressures and Introgression from Archaic Hominins at Human Innate Immunity Genes", Deschamps & al., American Journal of Human Genetics, 2016.

(3) "A high-coverage Neandertal genome from Vindija Cave in Croatia", Prüfer & al., Science, 2017.

(4) "The major genetic risk factor for severe COVID-19 is inherited from Neanderthals", Zeberg & al., Nature, 2020.

(5) "The major genetic risk factor for severe COVID-19 is associated with protection against HIV", Zeberg & al., PNAS, 2022.