Médicaments

Conduite et médicament : la zone grise

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Les médicaments seraient à l'origine de 1.100 à 1.500 accidents annuels en Belgique
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Les médicaments seraient à l'origine de 1.100 à 1.500 accidents annuels en Belgique
Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

En 2011, 1.250 automobilistes belges grièvement blessés dans un accident de la circulation ont été invités à participer à une enquête européenne sur le rôle des médicaments dans les drames de la route. Si l’alcool et diverses drogues étaient très présents dans leur sang, les médicaments y tenaient aussi une place non négligeable avec, en haut du classement, les benzodiazépines : 7,3% des analyses réalisées portaient sur ces anxiolytiques. Étonnant ? Pas vraiment si l’on sait que la quantité de doses vendues de ce médicament, réputé "engourdir" le cerveau (effets sur l’attention et le sommeil), avoisine les 470 millions par an dans notre pays ! À l’époque, cette enquête avait accouché d’un autre constat interpellant pour les Belges : nous étions, parmi les 13 pays européens étudiés, celui qui détenait le record en termes de prévalence des conducteurs sous l’influence de médicaments en général.

Deux ans plus tard, l’Institut de santé publique (ISP) révélait, dans son enquête générale de santé, que plus de 11% des Belges de plus de 15 ans avaient consommé des psychotropes, selon leurs propres dires, au cours des dernières 24 heures, à raison de 6% de benzodiazépines et 5,3% d'anti-dépresseurs. Certes, rien n'indiquait qu’ils avaient pris le volant sous l’influence de ces produits mais, en 2016, une nouvelle enquête a levé le doute sur le rôle des médicaments dans l’insécurité routière. Ainsi, 6% des Belges avouaient conduire au moins une fois par semaine sous l’influence de calmants et de somnifères. Plus précisément, un Wallon sur dix avouait conduire au moins une fois par mois sous l’influence de médicaments et d’alcool, et un sur cinquante plus d’une fois par semaine.

Les "habitués" banalisent

Il n’y a pas que les benzodiazépines ou les antidépresseurs qui sont en cause, mais aussi des anti-histaminiques (contre les allergies), des sédatifs et anesthésiants (utilisés notamment lors d'interventions légères ou de routine en cabinet médical), des opiacés et des dérivés morphiniques... Selon Vias, l’institut fédéral chargé de la sécurité routière, l’absorption de somnifères et tranquillisants, mais aussi de "simples" antalgiques puissants (anti-douleurs), multiplie le risque d’accident de deux à dix fois, ce qui revient à une imprégnation alcoolique de 0,5 à 0,8 par mille. Et, en cas de consommation combinée alcool/médicaments, le risque est alors de 20 à 200 fois plus élevé !

"Contrairement aux idées reçues, les jeunes de moins de 35 ans, surtout les hommes, sont beaucoup plus concernés par ce phénomène que les plus de 55 ans", ajoute Vias. Qui relève également un risque plus élevé pour les consommateurs occasionnels et débutants que pour les consommateurs chroniques. "Les personnes qui disent avoir l’habitude de prendre un médicament et ne pas en ressentir les effets secondaires peuvent s’y être accoutumées et ne plus avoir conscience des effets sur la conduite", complète l'Agence wallonne pour la sécurité routière (AWSR). Elles peuvent également être victimes d’effets comme l’altération de leur jugement ou de leur vigilance et, par conséquent, avoir une auto-évaluation erronée de leurs capacités de conduite".

Les policiers (presque) démunis

De tels constats pourraient faire croire que la conduite sous l’influence des médicaments surgit régulièrement devant les Parquets et les Tribunaux. Il n’en est rien. "J’ai assisté à de très nombreuses audiences dans le domaine du roulage, or pas une seule fois il n’a été question de médicaments", témoigne Benoît Godart, porte-parole de Vias et observateur de longue date de l'insécurité routière. La raison en est simple : sur le terrain, les forces de police ne disposent d’aucun appareil permettant d’objectiver le constat d’inaptitude à la conduite liée aux médicaments. Ni éthylomètres, ni testeurs de salive comme il en existe pour l’alcool ou les drogues illicites.

Qui ne cherche pas...

Cela ne signifie pas que le conducteur sous l’influence de médicaments passera nécessairement entre les mailles du filet répressif. Si, lors d’un contrôle, il est surpris dans un état "analogue à celui de l’ivresse" (soit les termes de la loi), il peut être redevable d’une amende de 1.600 à 16.000 euros, sans compter le risque de déchéance du droit de conduire. Mais, à tout le moins, l’absence d'appareil homologué amène à deux situations absurdes, dont l’une au moins concerne directement l’automobiliste concerné.

Primo, puisque la sanction en cas de prise de médicaments n’est pas alourdie en cas de prise combinée avec l’alcool (c’est le cas de 5,4% des conducteurs wallons consommant des médicaments), les services de police ne sont pas incités à pousser leurs investigations plus loin que le constat d’alcool. Indirectement, elles contribuent ainsi à la méconnaissance et à la sousévaluation de la problématique de la conduite sous l’influence de médicaments. Secundo, ainsi que le souligne le Conseil supérieur wallon de la sécurité routière (CSWSR), la conduite sous l’influence combinée d’alcool et de drogues (y compris les médicaments) n’est pas sanctionnée plus sévèrement que la conduite sous l’influence d’alcool, "alors que la mise en danger est bien plus importante".

En filigranes de ce constat figure bel et bien l'espoir d'un traitement plus juste, demain ou après-demain, des infractions routières. Mais l'opinion publique est-elle prête ? Près de 18% des Wallons trouvaient encore acceptable, en 2016, de conduire alors qu'ils ont pris un médicament pouvant altérer leur aptitude la conduite. Pas sûr qu'ils aient changé d'opinion...

Les effets possibles

- somnolence
- réflexes amoindris
- altération des capacités de jugement et perte du sens du danger
- euphorie, agressivité
- troubles de la vue et/ou de la coordination motrice
- vertiges, étourdissements
- sensation de faiblesse

Médocs et conduite : terrains délicats...

En s'attaquant à la conduite sous l'influence de médicaments, les acteurs de la sécurité routière savent qu'ils marchent sur des oeufs. 

D'abord, parce que la prise de médicaments se fait souvent (mais pas exclusivement) dans le contexte de prescriptions médicales rendues nécessaires par des problèmes bien concrets de santé : il est plus facile de remettre en cause des substances – alcool et drogues – consommées pour des raisons dites "ludiques" ou festives que des molécules qui régissent le bien-être physique et mental des individus, voire qui assurent ni plus ni moins que leur survie ! Ensuite parce que, si ces acteurs poussent trop loin leur logique d'alerte et de précaution, ils risquent d'écorner un droit particulièrement valorisé dans la société d'aujourd'hui : la mobilité et, tout particulièrement, le déplacement motorisé. L'accusation d'exclusion – notamment sociale et professionnelle – n'est pas loin.

Enfin, et surtout, ces acteurs risquent de bouleverser la répartition habituelle des statuts "auteur" et "victime" de l'accidentologie et des représentations sociales. En effet, si la police et la justice disposaient demain d'outils techniques permettant le contrôle de la consommation de substances médicamenteuses (1), on risquerait de voir arriver devant les tribunaux des dossiers de roulage sensiblement remodelés. Où les prétendues victimes pourraient en réalité être les... auteurs d'accident du fait de leur consommation avérée de médicaments. "Il n'est pas rare, nous explique-t-on à l'AWSR,que des automobilistes soumis à un contrôle d'alcool déclarent en toute naïveté au policier : ‘non, je n'ai pas bu, j'ai juste pris mes médicaments habituels’, manifestant ainsi leur sous-estimation flagrante des effets potentiels". Même si, de l'avis général, l'information et l'éducation semblent plus pertinentes que la répression, cette formulation un peu distraite pourrait, demain, avoir valeur d'aveu...


Pour en savoir plus ...

Des pictos salvateurs

L'apposition de pictogrammes directement sur les boîtes de médicaments est vivement réclamée par les instituts de sécurité routière en Belgique.

Ces petits dessins colorés du jaune au rouge, assortis de messages d'alerte, viendraient en complément des conseils de prudence que les médecins et les pharmaciens sont censés donner à leurs patients (y compris lors des commandes en ligne...) et des notices censées être lues par les utilisateurs. Ils existent déjà en France, aux Pays-bas, en Espagne.

Seul bémol : ils ne semblent efficaces que s'ils viennent conforter les conseils donnés préalablement par les professionnels de la santé. L'AWSR a testé leur popularité auprès des conducteurs wallons : 92,5% les verraient d'un bon oeil.