Médicaments

Des gélules à surveiller

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Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

En moyenne, chaque ménage belge se débarrasse annuellement de 208 grammes de médicaments de toutes sortes via les circuits de collectes mis sur pied par les pharmacies. C'est une bonne nouvelle, tant en matière de sécurité (effets néfastes de médicaments périmés ou mal utilisés), que par rapport à l'environnement. Personne ne connaît en revanche – et pour cause – la proportion exacte de médicaments jetés directement dans les toilettes et les poubelles, ni évidemment la quantité de résidus médicamenteux encore actifs évacués dans la nature via les selles et les urines.

Or cette dernière voie est loin d'être négligeable. Selon Inter-environnement Wallonie, qui cite des études internationales à son appui, 30 à 90% des doses de médicaments administrées pour un usage humain ou vétérinaire sont ensuite excrétées par voie naturelle. De plus, 50% des produits pharmaceutiques non utilisés en Europe échapperaient aux circuits de collecte officiels. Un constat interpellant, si l'on sait que les stations d'épuration sont inefficaces pour éliminer les composés pharmaceutiques. Et que ceux-ci ne font pas encore l'objet de normes de qualité environnementale ni de valeurs seuils. Quel est, dès lors, le risque de voir ces substances indésirables présentes dans les eaux dites "potabilisables" ?

La Wallonie tranquille

En Wallonie, les autorités ont voulu y voir clair. De 2015 à 2017, trois laboratoires ont été mandatés pour traquer 77 molécules dans les eaux souterraines et de surface (1). On y a trouvé un peu de tout : des médicaments neuroleptiques et cardiovasculaires (les plus persistants), mais aussi des analgésiques, des diurétiques, des résidus hormonaux, etc. Parmi les substances les plus fréquemment retrouvées, le paracétamol (antidouleur), le diclofenac (anti inflammatoire/antidouleur) et la carbamazépine (neuroleptique). Globalement, les eaux de surface sont bien plus chargées en résidus de médicaments que les eaux souterraines.

Un problème de santé publique ? Non, selon les experts consultés. Car les quantités détectées sont généralement infinitésimales : de l'ordre du nanogramme. Au total, en termes de consommation d'eau du robinet, le tableau pourrait se résumer ainsi : à l'âge de 70 ans, un individu ayant consommé deux litres d'eau chaque jour de sa vie aurait ingéré au total 76 milligrammes de résidus médicamenteux. Une quantité jugée dérisoire par les experts. Et, en tout cas, plus réduite que les résidus de pesticides ou les nitrates. Au point que les autorités estiment qu'en matière de médicaments, "un contrôle de routine n'est pas nécessaire" et "que l'émission de valeurs guides pour l'eau potable est inutile".

Les poissons encaissent

Le hic, c'est que ce constat rassurant pour la santé humaine n'est pas nécessairement valable pour l'environnement et la faune. Lorsqu'ils agissent de concert, certains anti-inflammatoires et neuroleptiques peuvent entraîner des effets notables sur les algues, le microplancton et divers poissons (carpes, truites, etc.). Leurs organes sexuels sont touchés, ce qui a des incidences sur la distribution des sexes et la reproduction. C'est le cas, par exemple, pour le neuroleptique carbamazépine et pour certains composés de la pilule contraceptive (l'éthinylestradiol) actifs sur les poissons d'eau douce. De quoi pousser certains scientifiques à ne pas écarter trop rapidement l'éventualité de risques humains liés à ces médicaments. "Un problème de pollution se limite rarement à l'endroit où il a été découvert, commente Anne Steenhout, Professeur honoraire d'environnement et de santé à l'ULB. Il est souvent le signe d'un risque de pollution bien plus globale, susceptible d'affecter – par exemple – l'ensemble du cycle des nutriments. Or il faut parfois des décennies avant de comprendre les relations de cause à effet de certains phénomènes... Le principe de précaution a toute sa légitimité ".

Périodes critiques

L'autre aspect du problème est que certains résidus médicamenteux retrouvés dans l'environnement (lire ci-dessous) sont susceptibles d'influencer la santé humaine à des doses très faibles et selon des processus qui échappent aux règles conventionnelles de la toxicologie. C'est le cas des perturbateurs endocriniens, dont les effets peuvent se manifester à des doses infinitésimales dans certaines circonstances ; et surtout à des périodes clés du développement comme la vie foetale, la petite enfance et la puberté.

Mais il n'y a pas que les médicaments à effets hormonaux qui doivent faire l'objet de vigilance. S'ils sont consommés régulièrement (même à très faible dose), des médicaments antifongiques et des molécules anti-cancer pourraient entraîner la diminution d'efficacité des traitements médicaux contre certains agents pathogènes. Un peu comme le phénomène de résistance de bactéries aux antibiotiques, lorsque ceux-ci sont utilisés en excès.

Une matière en pleine émergence, assurément, où s'affrontent diverses approches ou "écoles" scientifiques. On sait pourtant que, dans les matières qui mêlent environnement et santé, les voix inquiètes de quelques précurseurs se voient souvent confirmées dix ou vingt ans plus tard par la communauté scientifique. Unanime, alors. Mais bien tardivement…


Comment se débarrasser des médicaments ?

Jeter les médicaments non-utilisés ou périmés dans les éviers et les toilettes est interdit.

Les éliminer à la poubelle est fortement déconseillé. Il est préconisé de les rapporter au pharmacien sans les boîtes ni les notices (à éliminer avec les autres papiers/cartons en parc à conteneurs ou déchetterie). Sont concernés : les comprimés, gélules, suppositoires, restes de sirops et médicaments liquides, aérosols, pommades et patches. Les pharmacies ne reprennent pas les blisters vides (destinés à la poubelle tout venant), les radiographies, les seringues (sauf non utilisés, dans leur emballage), les déchets chimiques ou cosmétiques, ni les aliments de type vitamines ou à base de plantes. Autre règle, plus générale : pour éviter tout gaspillage de médicaments, il est conseillé de ne pas attendre systématiquement de son médecin qu'il prescrive une longue liste de médicaments. Beaucoup de traitements peuvent en effet se passer, peu ou prou, de pilules et gélules et se baser aussi sur une hygiène générale de vie. Au médecin de trancher !

La pilule : quels impacts sur l’environnement ?

Peu de (futurs) médecins connaissent les conséquences de leurs prescriptions sur l'environnement. Mais, une fois sensibilisés à cette problématique, ils en redemandent...

Sacré paradoxe ! Le 17 - éthinylestradiol a beau être méconnu de la plupart des gens, il est présent sur la table de nuit d'un nombre incalculable de femmes dans le monde. Il est en effet le composé oestrogénique de la "pilule". Pour son travail de fin d'études en Gestion de l'environnement à l'IGEAT (ULB), récompensé récemment par le prix Hera de la Fondation pour les générations futures (1), Agathe Salmon s'est penchée sur ce produit hormonal de synthèse connu – notamment – pour être persistant dans l'environnement après élimination via les urines et les selles. L'EE2 – son autre appellation – est aussi réputé parmi les spécialistes pour sa propension à perturber le système reproducteur des poissons, et ceci à des doses infinitésimales.

L'environnement, une faille dans la sensibilisation

Après avoir interrogé quelque 800 étudiants en médecine et 40 médecins prescripteurs wallons et bruxellois, l'ex-étudiante est arrivée à la conclusion que l'impact environnemental du EE2 est méconnu par une écrasante majorité de répondants : à peine 3,5% de ceux-ci relèvent que l'impact environnemental de ce perturbateur endocrinien a été abordé dans leur cursus universitaire, et 65,5% n'en ont jamais entendu parler.

L'intérêt théorique est pourtant là. Ainsi, 86% des étudiants et 72% des médecins considèrent important d'être tenus informés du problème et des solutions. Les solutions ? "Certainement pas de remettre en question la pilule contraceptive, insistent Agathe Salmon et sa promotrice, le Professeur Anne Steenhout (ULB). Mais, à tout le moins, s'inspirer de la Suède où les moyens contraceptifs font l'objet d'une notation écologique. Celle-ci permet aux prescripteurs d'intégrer la dimension environnementale aux nombreux critères entrant en compte dans le choix d'un contraceptif".

Soigner, mais encore…?

Agathe Salmon, par ailleurs bachelière en médecine, admet volontiers qu'avec le temps, les étudiants dans l'art de guérir deviennent de plus en plus sensibles à une dimension plus globale – notamment psychologique – de leur discipline. Mais cette ouverture semble buter contre un mur dès lors qu'il s'agit d'intégrer, en plus, la dimension environnementale. "Beaucoup de médecins et futurs médecins estiment qu'ils sont là pour soigner les gens. Le reste n'est pas leur problème…" De là, un appel, dans son travail primé, à adapter les programmes de cours au regard de l'évolution des connaissances et des sensibilités sociétales.