Médicaments

Des vaccins en libre accès pour sortir le monde de la crise

6 min.
L'open acess pour vacciner le monde, une utopie ? Plutôt un changement de paradigme nécessaire. (c)iStock
L'open acess pour vacciner le monde, une utopie ? Plutôt un changement de paradigme nécessaire. (c)iStock
Sandrine Warsztacki 

Sandrine Warsztacki 

Trente ans pour la varicelle, seize ans pour le papillomavirus, cinq ans pour Ebola… Développer un vaccin nécessite de longues années de recherche, d’essais et de développement, avertissait la presse lorsque la pandémie de coronavirus s’est déclarée. Jamais nous n’aurions pu imaginer que ce virus viendrait entraver nos libertés pendant plus d’un an, mais jamais non plus nous n’aurions espéré disposer d’un vaccin dans un temps aussi court. 

Cet exploit a été rendu possible grâce aux moyens financiers colossaux investis et à la mobilisation sans précédent de la communauté scientifique. À la chance aussi, un peu. Cette success story scientifique laisse toutefois un goût amer. Productions à la traîne, commandes livrées en retard, manque de transparence sur les contrats négociés entre les États et les industries pharmaceutiques… Après la saga des exportations de masques bloquées sur le tarmac des aéroports au printemps 2020, désormais ce sont les doses de vaccins que l’Union européenne - dont le taux moyen de vaccination piétine autour des 13 % à l’heure d’écrire ces lignes - traque aux frontières par crainte de les voir s’envoler vers des clients qui paient mieux ! Et, pendant que les exportations de vaccins  deviennent la source de crispations internationales entre l’Union européenne, les Etats-Unis et le Royaume-Uni, les pays en voie de développement restent les grands oubliés de l’histoire (laissant au passage la voie libre à la Chine et la Russie pour étendre leur influence diplomatique en fournissant des doses aux nations les moins nanties). 

"Sur les 128 millions de doses de vaccin administrées, plus des trois quarts sont allés à une dizaine de pays qui comptent pour 60 % du PIB mondial", avertissait l’Organisation mondiale de la santé à la mi-février. Au-delà de "l’échec moral" dénoncé par l’OMS, l’enjeu est aussi sanitaire. "Les entreprises pharmaceutiques ont priorisé les fournitures vers les pays riches au détriment des pays en voie de développement ou du mécanisme Covax (NDLR - le dispositif de l’Onu pour permettre un accès solidaire aux vaccins)", dénonce Dimitri Eynikel. Pragmatique, le conseiller en politique européenne de Médecins sans frontières ajoute : "En laissant courir le virus, on favorise le risque de mutations qui peuvent mettre en cause l’efficacité des vaccins."

Investissement public, bénéfice privé

Accélérer la production des vaccins est la clé pour sortir de la crise sanitaire qui étrangle nos libertés et nos économies. Mais le précieux sésame a été laissé entre les mains d’une poignée d’entreprises qui détiennent le monopole sur la production et donc la diffusion des vaccins, dénoncent de très nombreux experts de la santé, économistes, juristes, militants, ONG et représentants de partis politiques de gauche.  

 Face à une pandémie mondiale, le financement public aurait dû avoir pour contrepartie claire, a minima, que compte tenu des énormes volumes de ventes attendus, les prix soient faibles. Au lieu de cela, les vaccins sont devenus un actif de spéculation commerciale entre labos et l’enjeu de batailles d’approvisionnement entre États ”, regrette le journaliste Christian Chavagneux dans les colonnes d’Alternatives Économiques. Selon ses investigations, les gouvernements (et en particulier celui des Etats-Unis) et les ONG auraient financé les deux tiers des 29,6 milliards de dollars investis dans la recherche contre le Covid-19 à l’échelle mondiale. Ce à quoi il faut ajouter les “pré-achats” sur les vaccins en cours d’essais. Pour s’assurer des doses en suffisance pour immuniser leurs populations en temps voulu, les États ont passé des précommandes sur les vaccins les plus prometteurs pour un montant estimé entre 20 et 95 milliards de dollars, permettant à l’industrie de financer ses travaux sans prise de risques. 

Le prix de ces doses est bien souvent fixé à la tête du client et sans qu’il n’y ait toujours un rapport entre le tarif négocié et le pouvoir d’achat du pays commanditaire. Selon les données collectées par Unicef, à titre d’exemple, une dose de vaccin AstraZeneca serait vendue 2,19 dollars en Europe, 4 dollars au Bangladesh, 5,25 dollars en Afrique du Sud et en Arabie Saoudite. Une dose de Pfizer serait vendue 7 dollars en Tunisie, 14,7 en Europe, 19,5 aux États-Unis et 47 en Israël… Selon l’enquête d’Alternatives Économiques, sur une dose vendue à 2 dollars, la marge d’AstraZeneca serait de 20 %, et Pfizer aurait une marge de 25 à 30 % sur une dose à 20 dollars.

D’un côté, des investissements publics importants. De l’autre, des débouchés assurés pour l’industrie. Pour 2021, Moderna a annoncé un chiffre d’affaires estimé à 18,4 milliards de dollars et Pfizer à 15 milliards . L’opacité des contrats rend difficile l'estimation de la part exacte des bénéfices. De quoi, en tout cas, propulser les acteurs de ces entreprises dans le célèbre classement Forbes des entrepreneurs les plus riches, le magazine américain ayant accueilli l’arrivée de 50 nouveaux milliardaires venus du secteur de la santé en 2020… 

Libérer les brevets 

Face à des situations exceptionnelles, les règles de l’OMC (accords Adpic) prévoient la possibilité de déroger à la protection de la propriété intellectuelle. C’est dans ce contexte que l’Afrique du Sud et l’Inde ont déposé une demande pour lever les brevets sur les vaccins jusqu’à la fin de la crise sanitaire. Lors de l’épidémie de VIH, l’Afrique du Sud avait invoqué une clause similaire pour obtenir l’octroi de licences obligatoires. À l’issue d’une longue bataille juridique et commerciale, les industries détenant les brevets sur les antirétroviraux s’étaient vu obliger de partager leurs droits sur la production moyennant une rétribution raisonnable.  La demande de dérogation présentée aujourd’hui à l’OMC, soutenue par une centaine de pays d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine, est plus large puisqu’il s’agirait de lever l’ensemble des brevets pour pouvoir vacciner la population mondialement. "Dans le cas de la technologie des vaccins à ARN messager, des usines, notamment dans les pays émergents, seraient capables de produire les vaccins en quelques mois si le savoir-faire sur la production était transféré", s’enthousiasme Dimitri Eynikel de Médecins sans frontières. Une utopie ? Plutôt un changement de paradigme nécessaire, défend Nathalie Coutinet, économiste de la santé et maitre de conférences à l’université Paris 13 : "La pénurie de vaccins est entretenue par le système des brevets. Les États sont étranglés entre leurs populations qui réclament des vaccins et les firmes qui fixent leurs conditions. Le monde entier souffre de la pénurie de vaccins, qui a des impacts sociaux et économiques monstrueux, alors que techniquement, les outils sont là, c’est absurde. Mais il ne faut pas être naïf, cette demande n’a presque aucune chance d’aboutir.” 

La dérogation, en effet, rencontre l’opposition des puissances comme le Canada, le Japon et l’Union européenne (Mise à jour : depuis la rédaction de cet article en mars, le président américain a annoncé son support à cette mesure ) qui préfèrent mettre en avant l’octroi de licences volontaires ou des mécanismes de coopération en faveur des pays en voie de développement. "Ces pays protègent leurs industries pharmaceutiques ", décrypte Nathalie Coutinet. Après les déclarations de plusieurs hauts dirigeants européens (Emanuel Macron, Angela Merkel, Charles Michel, Ursula von der Leyen) réclamant de faire des vaccins un “bien commun universel”, la déception est vive du côté de Médecins sans frontières. “L’Europe adopte une attitude protectionniste pour son industrie, regrette Dimitri Eynikel. À l’instar de la Barda américaine (NDLR - Agence pour la recherche et développement dans le domaine biomédical, véritable bras armé antivirus du gouvernement américain mis en place à la suite des attaques à l’anthrax), les Européens veulent se doter d’une force de frappe coordonnée pour développer des essais cliniques et des capacités de production. Si on crée une sorte de Barda européenne avec des financements publics, il est d’autant plus important de réfléchir en amont à la façon dont on va garantir un accès équitable aux vaccins”, avertit Dimitri Eynikel rappelant, au passage, que la problématique de la propriété intellectuelle se pose aussi pour les masques, les tests et les (futurs) traitements.  

Si l’on considère la question des zoonoses comme un symptôme de la pression humaine sur nos écosystèmes, le Covid-19 est en quelque sorte un “mal commun mondial ”, commente l’économiste Fabienne Orsi interviewée dans les colonnes d’Alternatives Économiques. Pour cette co-auteure du Dictionnaire des biens communs, la protection intellectuelle sur les vaccins contre le Covid-19 n’est que la partie émergée d’un problème qui mérite une réflexion plus large : "Après le Covid, d’autres pandémies risquent d’arriver. Si l’on ne veut pas revivre la même chose, il faut impérativement trouver une coordination internationale pérenne, éventuellement sous l’égide de l’OMS, en faire une vraie question, au-delà de l’interrogation très circonscrite sur ‘ la manière dont on sécurise a minima les marchés pour les pays du Sud’, et engager un changement de modèle de développement en se demandant comment mettre la santé publique au cœur de nos sociétés, à l’échelle planétaire."

Pour en savoir plus ...

Pas de profit sur la pandémie

Une initiative citoyenne européenne a été lancée pour demander que la Commission européenne prenne des mesures pour faire des vaccins et des traitements anti-pandémiques un bien public mondial, librement accessible à tous. La Commission devra étudier cette proposition si elle récolte un million de signatures : noprofitonpandemic.eu/fr