Prévention

Alcool : des risques aussi avant la dépendance            

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Julien Marteleur

Julien Marteleur

"L'alcool, c'est un peu notre 'drogue nationale', ironise le Dr Nathalie Tilmant, médecin généraliste et alcoologue. Il est présent partout : aux anniversaires, aux fêtes du personnel, à table ou dans le canapé devant un bon film… Socialement, il subsiste chez nous une vraie pression autour de l'alcool, tant il est ancré dans nos habitudes, même si des initiatives comme la 'Tournée minérale' tentent d'inverser cette tendance."
En France et en Belgique, la consommation d'alcool est à la baisse mais reste importante : avec respectivement 12,6 et 12,1 litres d'alcool pur con sommé par habitant et par an, nous figurons, avec nos voisins, parmi les plus grands con sommateurs en Europe. Chez nous, 10 % de la population déclare boire une boisson alcoolisée par jour et 40 % en consomme au moins une fois par semai ne. Des chiffres similaires de l'autre côté de la frontière. La consommation considérée "à risque" (dépassant les repères 10/2/0, voir encadré) concernerait 15 % des Bel ges. Des chiffres alarmants, quand on sait que l'alcool provoque 9.000 morts par an en Belgique et qu'il intervient directement dans près de 200 pathologies différentes (cirrhose, cancers, etc.).

Repérer la consommation
Face à cet énorme enjeu de société et de santé publique, un projet transfrontalier, baptisé SATRAQ (Sensibilisation et Action Transfrontalière pour une Réduction de la consommation d'Alcool au Quotidien), a vu le jour en 2020 et s'est clôturé en décembre dernier. Soutenu par Interreg V, le projet a été porté côté belge par le Centre d'Éducation du Patient (CEP) et la MC. Objectifs : sensibiliser la population sur sa consommation d'alcool, l'informer sur les possibilités d'accompagnement en cas de consommation excessive et renforcer les réseaux professionnels existants. "Nous avons con centré nos efforts sur le grand public, mais aussi sur les professionnels de la santé et du social qui sont en première ligne, ainsi que le monde du travail (entreprises, secteur non-marchand, administrations, ...)", souligne Geneviève Aubouy, responsable du CEP. Médecins généralistes et du travail, personnel infirmier, assistants sociaux mais aussi aides à domicile (comme ce fût le cas dans les centres ASD des Provinces de Namur et de Luxembourg) ont été sensibilisés et formés à repérer les signes de la pré-dépendance, cette "zone grise" où la personne peut rapidement se retrouver en situation de basculement. "Le personnel soignant, en première ligne, est souvent peu outillé face aux questions de mésusage, constate l'alcoologue Nathalie Tilmant. Il est parfois difficile de se rendre compte de la place occupée par l'alcool dans la vie d'un patient lorsqu'il n'est pas dans un état de dépendance manifeste, notamment parce que le patient ne se rend souvent pas comp te que toute consommation d'alcool comporte des risques et parce qu'il n'est pas évident de la quantifier, à l'inverse de la con som mation de tabac par exemple. Et puis, il subsiste un tabou autour de l'alcool, qu'il est parfois difficile de lever au cours d'une simple consultation."

Chez nous, 10 % de la population déclare boire une boisson alcoolisée par jour et 40 % en consomme au moins une fois par semaine.

Dans le cadre de SATRAQ, les professionnels ont été formés à l'utilisation de l'outil RPIB (Repérage précoce et intervention brève) : "À l'aide d'un bref questionnaire, le soignant va repérer le type de consommation du patient. Boit-il seul, en famille, avec les amis ou collègues ? À quel moment de la journée ? Tous les jours ou en fin de semaine ? En quelle quantité ?, détaille le Dr Nathalie Tilmant. Suite à ce repérage, le soignant va engager le dialogue avec le patient au travers d'un 'entretien motivationnel' pour amener la personne à reconsidérer une consommation d'alcool estimée excessive."

Alcool et travail : une longue histoire
Parce qu'il est culturellement et socialement ancré et qu'il accompagne souvent les moments de fête ou de réussite, l'alcool entretient une lon gue histoire avec le monde du travail. Fêtes du personnel, signature d'un contrat ou rencontre avec un client autour d'une bouteille au restaurant : les occasions ne manquent pas pour mêler alcool et boulot. "Ces pratiques sont souvent codifiées et doivent évoluer, estime le Dr Sandrine Ruppol, directrice médicale au sein du Cesi, Service Externe de Prévention et de Protection au Travail, ayant participé au projet SATRAQ. "La convention collective n°100 demande aux responsables d'entreprises de développer une politique de prévention des assuétudes, notamment en matière d'alcool. Au-delà des situations évidentes de dépendance, il s’agit de mettre l’accent sur le mésusage de l’alcool qui se cache aussi dans des dysfonctionnements moins manifestes, qui impactent la santé et rendent difficile le travail et la vie au travail. C'est tout l'intérêt de la sensibilisation effectuée par SATRAQ. Les professionnels du Cesi sont sensibilisés en ce sens, que ce soit en appui à l’élaboration d’une politique de prévention que dans un accompagnement individuel en consultation. Nous poursuivons ces objectifs auprès des entreprises demandeuses de séances d'information sur le lieu de travail." On peut le comprendre : le coût indirect de la con sommation d'alcool sur le secteur du travail en général (incapacité, chômage) était évalué, en 2012, à 778 millions d'euros…

Les Belges figurent parmi les plus gros consommateurs d'alcool en Europe.

"On sait que les ados ont un risque plus important de consommer massivement de l'alcool, mais de manière ponctuelle (le phénomène du binge drinking, NDLR), ajoute Déborah Flusin, sociologue et chargée de projets en promotion de la santé au sein de la MC. Par contre, la prévalence d'une consommation d'alcool chronique est beaucoup plus grande chez les personnes plus âgées, notamment les plus de 40/45 ans. Autrement dit, boire quotidiennement est de plus en plus courant en vieillissant, car l'alcool prend davantage de place dans les habitudes de vie. SATRAQ voulait également cibler ce public, un public majoritairement déjà actif professionnellement."

Et le politique ?
Au début du mois de mars, le gouvernement devrait porter un nouveau "Plan alcool" sur les fonds baptismaux. Dans les grandes lignes de ce programme : mieux réglementer la publicité pour l'alcool entourant les programmes pour mineurs à la radio et à la télévision ; interdire la vente d'alcool fort aux 16-18 ans et la vente d'alcool en général dans les magasins d'autoroutes entre 22h et 7h du matin ; plus d'alcool dans les distributeurs automatiques et les magasins d'hôpitaux… Pour l'alcoologue Nathalie Tilmant, qui a collaboré au projet SATRAQ, "c'est bien, mais pour réduire l'accessibilité de l'alcool, il faudrait avant tout augmenter son prix ! Ce n'est pas normal que certaines bois sons non alcoolisées coûtent plus cher qu'une bière, qu'on vous vend déjà à moitié prix lors de la Coupe du Monde de football, par exemple. Les grands publicitaires alcooliers ont encore une grande influence, le monde politique devrait se mobiliser davantage pour modérer le pouvoir de ces lobbies." En attendant, souligne la responsable du Centre d'Éducation du Patient Geneviève Aubouy, "soigner des pathologies liées à l'alcool a un coût pour la société, coût qui pourrait être évité. Chaque année, en Europe, l'alcool tue 1 million de personnes. Avec SATRAQ, nous recommandons le développement d'une 'stratégie alcool' pour l'ensemble des États membres de l'Union européenne, qui soit déclinable à l'échelle de chaque pays et qui concerne tous les âges, pas seulement les jeunes."
Le projet SATRAQ est officiellement clôturé, mais le CEP continue de développer des animations en entreprises et des synergies avec des référents hospitaliers en Provinces de Luxembourg, Hainaut et Namur. Ainsi, le CHU Namur, EpiCURA (Mons-Borinage et Ath) et le Grand Hôpital de Charleroi comptent continuer ce travail de formation et de sensibilisation avec leur personnel autour de la thématique.

Est-ce que je bois "trop" ?
Le mésusage commence lorsqu'on dépasse les repères 10/2/0 et/ou lors de n'importe quelle consommation dans certaines circonstances (enfance, grossesse, conduite d'un véhicule,…). Que signifient ces fameux repères 10/2/0?
10 unités standards ou verres standards au maximum par semaine : l'unité standard d'alcool contient 10 grammes d'alcool pur. La taille des verres étant – en principe – inversement proportionnelle à la concentration en alcool de la boisson, la quantité d'alcool est à peu près la même dans 1 canette de bière de 25 cl à 5 vol. %, 1 verre de vin de 10 cl à 12 vol. %, 1 verre d'apéritif de 5 cl à 25 vol. % ou encore 1 verre d'alcool fort (35 vol. %) de 3,5 cl.
2 verres standards par jour maximum.
Plusieurs jours d'abstinence (0) par semaine.
Pour faciliter l'identification d'une consommation excessive d'alcool, les acteurs du projet SATRAQ ont énoncé plusieurs recommandations, entre autres la mise en place d'une législation européenne d'étiquetage obligatoire d'unités standards sur les contenants de boissons alcoolisées, ou encore un meilleur soutien des actions de promotion de la santé autour du mésusage, et pas seulement de l'addiction.