Environnement

Perturbateurs endocriniens - Quand les hormones disjonctent...

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Les perturbateurs hormonaux peuvent jouer un rôle dans certains cancers, le diabète, l'autisme, l'hyperactivité, les troubles de l'attention...<br />
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Les perturbateurs hormonaux peuvent jouer un rôle dans certains cancers, le diabète, l'autisme, l'hyperactivité, les troubles de l'attention...
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Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

Les perturbateurs endocriniens sont partout. Ces produits chimiques interfèrent avec la cinquantaine d'hormones que nous avons dans notre organisme. Ils sont présents en très petites doses dans les vêtements, les fruits et légumes, les cosmétiques, sur papiers, mobiliers, supports audio-visuels (CD), etc. Nous en ingérons lorsque nous buvons le liquide des canettes. Nous en absorbons par la peau lorsque nous manipulons certains tickets de caisse. Nos enfants en inhalent et absorbent lorsqu'ils sautent sur un matelas, jouent sur un tapis ou suçotent des jouets en plastique.

Utiles, tous ces produits ? Beaucoup, oui! Ils donnent certaines propriétés aux plastiques, comme la souplesse ou la rigidité. Ils entrent dans la composition des amalgames dentaires, permettent d'éviter ou de retarder les incendies, luttent contre les bactéries ou les champignons. Ils ont permis des avancées hygiéniques majeures, comme la mise au point d'un matériel médical aseptisé. Etc.

Le plus connu est le bisphénol A, désormais banni des récipients pour aliments pour jeunes enfants. Mais il en existe bien d'autres, regroupés en parabènes, phtalates, retardateurs de flammes bromés et composés perfluorés. Ils apparaissent discrètement sur les étiquettes, sous des abréviations incompréhensibles pour le commun des mortels : DEHP, DEP, E218, E219, etc.

Les fœtus en insécurité

Le hic, c'est que la plupart de ces composés chimiques ont été conçus et commercialisés en dépit de toute évaluation des risques pour la santé ; ou que ces évaluations ont été réalisées trop tard, bien après leur dissémination dans nos activités professionnelles, et surtout domestiques. "Leur nombre est en croissance bien plus rapide que les connaissances scientifiques à leur sujet, constate Jean-Pierre Bourguignon, pédiatre endocrinologue à l'ULg (lire l'article ci-dessous). En moyenne, un enfant né dans un pays développé a été exposé à plus de 100 perturbateurs endocriniens via le cordon ombilical". (1)

Certains de ces perturbateurs sont réputés intervenir – en association avec d'autres facteurs – dans l'apparition de maladies comme les cancers du sein ou de la prostate, la cryptorchidie et l'hypospadias (développement anormal des organes sexuels), et la diminution de la fertilité masculine. Mais leur lien direct avec des maladies chroniques comme le diabète de type 2 et l'obésité est de plus en plus étayé par la recherche scientifique. C'est le cas, aussi, avec l'autisme, le déficit d'attention et l'hyperactivité. Les perturbateurs sont également capables de retarder ou d'avancer l'âge de la puberté.

Effets cocktails

Plus fondamentalement, les problèmes posés par ces produits sont multiples. Primo, certains agissent à des doses infinitésimales. "Le bisphénol A a un effet sur le cerveau du rat à des doses 150 fois inférieures au seuil de sécurité fixé par l'autorité sanitaire européenne", relève le Dr Bourguignon. Secundo, ils sont capables d'exercer leurs effets des décennies après l'exposition, y compris chez les enfants et les petits-enfants de la personne qui a été exposée initialement : c'est le résultat de ce que les spécialistes appellent l'"épigénétique". Tertio, certains de ces agents chimiques ont beau être sans effet sur la santé isolément, ils peuvent néanmoins entraîner des effets lorsqu'ils sont mélangés à d'autres molécules. C'est l'effet "cocktail".

"Avec ces perturbateurs, ce n'est plus la dose qui fait le poison, résume le Dr Bourguignon, c'est à la fois le moment de l'exposition (les enfants et les fœtus sont particulièrement exposés), le mélange de produits, mais aussi la précarité". La précarité ? "Une étude américaine a démontré que le taux de bisphénol A dans l'urine d'enfants de 6 à 11 ans est d'autant plus élevé que le revenu familial est bas. Toujours aux États-Unis, on a démontré que la survenue de la puberté à un âge plus jeune (règles vers 11 ans) est associée à une fréquence accrue des abus sexuels et, dans une moindre mesure, à une prévalence plus élevée du cancer du sein. Devant de tels constats, tergiverser sur les méthodes à utiliser pour calculer les risques ne tient plus la route. Le danger est bien là et le vrai risque, c'est d'encore attendre pour légiférer sur ces produits...".


S'informer et agir

Inter-environnement Wallonie (IEW) vient de publier une plaquette pour aider les parents et les futurs parents à réduire l'exposition de leurs enfants aux perturbateurs endocriniens. Jardin, cuisine, salle de bain, chambre : chaque lieu de vie est passé en revue. La même plaquette permet d'identifier ces produits sur les étiquettes alimentaires selon leur abréviation ou leur code numéroté. Des labels sont aussi proposés.

Sur les aspects historiques, politiques et liés à l'exposition professionnelle aux perturbateurs, consulter aussi une récente brochure de l'Institut syndical européen.


"Chacun peut agir à son niveau"

Pédiatre endocrinologue, Jean-Pierre Bourguignon est professeur honoraire à l'Université de Liège où il continue à mener des activités de recherche et de services à la communauté. Auteur scientifique prolifique, coprésident du groupe de travail sur les perturbateurs endocriniens de l'Endocrine Society, il a reçu de nombreux prix nationaux et internationaux.

En Marche : Pourquoi s'inquiéter des perturbateurs endocriniens ? Après tout, la pilule contraceptive n'agit-elle pas, elle aussi, sur le système hormonal ?

JP Bourguignon : Il s'agit de logiques totalement différentes. La pilule contraceptive vise un effet précis : la mise au repos des hormones féminines qui actionnent l'ovulation. Comme tout médicament, sa conception a fait l'objet d'expérimentations très précises chez l'animal, puis chez l'homme (en l'occurrence, la femme). Son administration fait en permanence l'objet d'une surveillance rapprochée : la pharmacovigilance. Les perturbateurs endocriniens, eux, ne visent aucun effet pharmacologique ou thérapeutique. Ils sont destinés, par exemple, à des usages agricoles, industriels et domestiques. Ils ne sont pas testés chez l'homme et ne peuvent d'ailleurs pas l'être, pour des raisons éthiques. Ils sont aussi très nombreux – des centaines – et agissent sur le corps humain sous la forme de mélanges dont on sait très peu de choses.

EM : Comment parler des perturbateurs endocriniens sans faire peur inutilement ?

JPB : La peur est mauvaise conseillère : elle paralyse. Mais la prise de conscience, elle, aide à se prendre en charge. Avec de nombreux collègues endocrinologues, j'estime de mon devoir d'informer, mais aussi d'accompagner. En dehors des expositions professionnelles, c'est un ensemble de comportements – et non un seul – qui peuvent réduire l'exposition. On peut agir dans sa cuisine, dans sa salle de bain, etc. Des études ont clairement démontré, par exemple, que le bisphénol A diminue rapidement dans le sang après quelques jours de non-exposition à des plastiques alimentaires. Ce n'est pas le cas, hélas, pour les pesticides, à durée de vie nettement plus longue. Mais les autorités aussi doivent jouer leur rôle. Par exemple en exigeant des étiquetages clairs sur les produits de consommation courante.

"La probabilité d'une relation de cause à effet entre l'exposition aux phtalates et l'autisme se situe entre 40 et 70 %"

EM : Les perturbateurs sont de plus en plus incriminés dans le déclenchement – notamment – de l'autisme et des troubles de l'attention. Inquiétant, non ?

JPB : Il faut être prudent. Je lisais récemment l'affirmation "6% des cas d'autisme sont liés aux perturbateurs hormonaux". Non ! La santé ne fonctionne pas comme cela ! L'état de santé – ou sa dégradation – sont liés à des facteurs multiples où la génétique intervient largement aux côtés de facteurs environnementaux. Mais la corrélation entre la progression de l'autisme et la dissémination des perturbateurs est très interpellante. On peut aujourd'hui affirmer que la probabilité d'une relation de cause à effet entre l'exposition aux phtalates et l'autisme se situe entre 40 et 70 %. La probabilité d'un lien entre l'exposition aux retardateurs de flammes ou certains pesticides (dits "organophosphorés") et les troubles de l'attention, l'hyperactivité ainsi que la diminution du quotient intellectuel est encore plus élevée.

L'industrie chimique s'emploie habilement à creuser le fossé entre les experts et à semer la confusion dans l'esprit du grand public.

EM : Et pourtant, certains restent sceptiques, y compris parmi les toxicologues...

JPB : Le scepticisme n'est pas un problème en soi. La science s'est toujours construite sur des doutes et des controverses, et c'est très bien ainsi. Par ailleurs, que l'on soit médecin ou toxicologue, chaque praticien est profondément marqué par sa formation de base. Or le principe de Paracelse – "plus la dose d'un poison est élevée, plus son effet sera marqué" – est à la base de la toxicologie. Il est donc normal que sa remise en cause par les perturbateurs suscite un certain trouble dans une série de disciplines scientifiques. Mais gardons bien à l'esprit que l'industrie chimique a très bien saisi ce trouble et s'emploie habilement à l'entretenir, à creuser le fossé entre les experts et à semer la confusion dans l'esprit du grand public. C'est la raison pour laquelle, avec beaucoup de collègues, nous plaidons pour la création d'une sorte de "GIEC des perturbateurs endocriniens" (1). Celui-ci pourrait recentrer la préoccupation sur la réalité des problèmes plutôt que sur les manœuvres cherchant à invalider la science et à retarder la prise de décisions politiques à l'encontre des perturbateurs.