Santé mentale

"Je serais tout de même mieux mort(e)..."

6 min.
© Serge Dehaes
© Serge Dehaes
Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

Le taux de suicide est plus élevé chez les personnes âgées que dans la population générale. En Belgique, il augmente à partir d'environ 70 ans, stationne entre 80 et 90 ans pour carrément s'envoler à partir du cap des 90 ans. Il est toutefois malaisé d'obtenir des chiffres à la fois récents et très précis, notamment parce que beaucoup de chutes mortelles maquilleraient une volonté d'en finir. Particularité du geste fatal chez nos aînés : il aboutit au décès bien plus souvent que dans les autres tranches d'âge, où la dimension d'appel à l'aide est prédominante. Autre particularité : il est plus rarement précédé d'un état de crise suicidaire ou de signes annonciateurs.

Étrangement, ces suicides au grand âge ne font pas la Une de l'actualité alors que le suicide des jeunes interpelle, voire scandalise. Peut-être parce que – sinistre constat – nous avons tendance à croire qu'avoir atteint 75, 80 ou 90 ans, "ce n'est déjà pas si mal…".

Ici et là, la résistance s'organise contre cet état d'esprit fataliste. Au Québec, par exemple, le nombre de suicide, notamment des aînés, diminue depuis une dizaine d'années. On y combat fermement l'idée selon laquelle il serait "normal" de se sentir déprimé en vieillissant. En Italie, un projet pilote a vu des équipes volantes se précipiter au domicile de personnes âgées isolées et sans famille, tentées par le geste fatal, dès lors que des intervenants sociaux à domicile sentent une situation tourner mal.

Chez nous, la province de Liège soutient depuis peu une initiative de citoyenneté active basée sur la formation de "sentinelles" volontaires, reliées en permanence à un réseau d'intervenants spécialisés. Concept-clé : une vigilance bienveillante destinée à se diffuser dans toutes les strates de la société. Comment expliquer le suicide des personnes âgées ? À quoi être attentif ?

Comment y répondre dans les maisons de repos ? Pour nous éclairer, nous avons rencontré Paulette Duhaut, formatrice et thérapeute au Centre de prévention du suicide à Bruxelles.

En Marche : Peut-on prévenir le suicide d'une personne âgée en étant particulièrement attentif à certains signes précurseurs ?

Paulette Duhaut : Le suicide peut se laisser pressentir par divers petits signes annonciateurs. Par exemple, des mots que la personne prononce ("je m'en irais bien", "j'aimerais ne plus être là demain") ou des mots qu'elle ne prononce plus et qui exprimaient le plaisir ou le projet. Le problème est que nous avons souvent tendance à nous fermer à ce cri du cœur, à banaliser les plaintes formulées par les personnes âgées. Ce genre de réaction est de nature à alimenter l'engrenage des idées noires. À un moment, celles-ci risquent de prendre tellement d'ampleur qu'elles poussent au désespoir. La base de la prévention consiste à prêter une réelle considération au vécu douloureux du grand âge : l'érosion des capacités mentales et physiques, la perte des êtres chers, l'isolement social, l'entrée en maison de repos, etc. Il faut aussi éviter des formules échappatoires comme "cela ira mieux demain".

"Il importe de maximaliser les instants et les lieux d'échanges où les personnes âgées peuvent rester des êtres de désir"

EM : Il n'empêche qu'à un moment, on peut avoir l'impression, face à quel qu'un de très âgé qui veut s'en aller, d'a voir épuisé la gamme des réponses bienveillantes.

PD : Contrairement à ce que la publicité tente de nous faire croire, vieillir consiste rarement à voyager aux Bahamas avec un dentier éclatant. C'est souvent, au contraire, décliner. Mais ce n'est pas que cela ! La fin de vie est aussi un processus de transformation, voire l'apogée d'une vie. Il est donc important qu'une parole circule autour de questions telles que "c'est quoi vieillir, devenir dépendant ou perdre ses proches ?". La personne âgée peut alors témoigner, se reconnaître dans les autres, identifier ce qu'elle est en train de vivre sans le voir à tout prix comme une malédiction. Je sais pertinemment que cela n'est plus toujours possible, par exemple dans les situations de confusion profonde. Mais il importe de maximaliser les instants et lieux d'échanges où les personnes âgées peuvent rester des êtres de désir.

EM : D'intégrer la mort dans la vie, en quelque sorte…

PD : Tout à fait ! Cela consiste, par exemple, à les aider à se questionner sur ce qu'elles ont envie de laisser d'elles-mêmes, à commenter l'"après" selon leurs croyances et leurs valeurs, à parler de leur solitude et, pourquoi pas, de leurs dernières volontés. Ainsi, on les maintient dans le vivant ! Et c'est très différent d'une "positivation" à tout crin. Le problème vient du fait que la famille ou le personnel des institutions ne dispose souvent pas du temps nécessaire pour cette écoute ou est confronté à un discours de plain tes incessantes qui peuvent user. La doléance de la personne âgée, alors, résonne dans le vide et encourage les idées noires.

EM : Le personnel des maisons de repos et d'aide à domicile peut être aux premières loges pour cet accompagnement...

PD : Leur rôle est très important. Mais si difficile ! Combien de fois n'entendons pas des aides familiales ou des aides ménagères quitter une personne âgée à son domicile avec inquiétude : "Sera-t-elle encore là demain ? Ne va-t-elle pas faire une 'bêtise' ?" Parfois, c'est la difficulté d'entrer en contact avec la personne qui crée le trouble chez ces intervenants sociaux. Il y a chez ceux-ci une énorme souffrance liée aux angoisses et aux responsabilités. Or ils sont en toute première ligne et ont absolument besoin d'échanger sur leur propre vécu émotionnel. De plus, ils sont souvent peu valorisés par la société : on les dit "peu qualifiés", leurs salaires sont modestes. C'est pourtant chez ces aidants spécialisés qu'il faudrait prévoir davantage de temps d'échanges, de partages de vécu dans un espace commun bien traitant. Car ce personnel d'aide et de soins, souvent isolé et désemparé, perçoit très bien l'appel au secours lancé par les personnes âgées. Mais il manque de temps pour nouer la relation et l'entretenir. Et pour prendre du recul quand cela déborde.

EM : Et en maison de repos ?

PD : Certaines personnes âgées sont très heureuses en maison de repos. Beaucoup de ces lieux se montrent attentifs à réintroduire de l'humain dans les soins et les gestes quotidiens. Mais la mort reste un tabou solidement ancré dans bien des maisons de repos. Celles-ci sont rares à mettre en œuvre un discours mûri et réfléchi sur ce sujet : comment parler d'une chambre soudain vide aux autres résidents ? Que leur dire sur l'absence du voisin d'hier, à table ? Trop souvent, on préfère cacher la mort ou l'évacuer rapidement, sous le prétexte de ne pas alourdir encore plus la vie en collectivité. Et quand un résident fait une tentative de suicide, on sera vite tenté de le circonscrire dans un environnement plus sécuritaire : fenêtres cadenassées, mesures de contention...

La prévention du suicide se gère dès l'entrée dans la maison de retraite et ne s'arrête jamais. À aucun moment, elle ne se résume à asséner des mini-recettes de bonheur.

EM : Mais n'est-ce pas légitime dès lors qu'il s'agit d'une question de vie ou de mort ?

PD : En cas de crise, peut-être. Provisoirement. Mais il faut garder à l'esprit que la prévention du suicide se gère dès l'entrée dans la maison de retraite et qu'elle ne s'arrête jamais. À aucun moment, elle ne se résume à asséner des mini-recettes de bonheur ou des paroles du genre "n'y pensez plus". Les premières heures passées dans une maison de repos, notamment, peuvent s'avérer délétères et rompre la confiance du résident. Par exemple lorsque la famille prétend que "le séjour n'est que provisoire" – pur mensonge, le plus souvent – qui tient parfois le personnel en otage ; ou lorsque le personnel bombarde l'arrivant(e) d'informations médicales ou organisationnelles. Si le mal-être lié à cette arrivée est enfoui sous une chape de silence, on favorise les idées suicidaires. Il est fondamental d'accueillir ce ressenti et de laisser ouvert, par la parole, un certain chemin de vie possible, une suite de l'histoire qui reste à écrire.

EM : Faudrait-il davantage de psychologues en maisons de repos ?

PD : Ils y sont trop rares, c'est vrai. Mais une attitude transversale de "bientraitance" n'exige pas forcément du personnel spécialisé, ni un temps démesuré de la part des autres intervenants. Il importe, simplement, que la personne âgée porteuse d'idées noires ou suicidaires ne se sente pas abandonnée. Qu'elle reçoive une sorte d'accusé de réception à son mal-être. Que le soignant ne se laisse pas enfermer dans une attitude opératoire aseptisée et répétitive. Surtout, il s'agit d'éviter de déposséder la personne âgée de sa propre vie. Et de continuer à la voir comme un être humain fait de valeurs, d'expériences, d'espérances, de combats. Je connais des maisons de repos où l'on interdit strictement la bière et le vin pour des raisons médicales et où tout risque de chute est évité jusqu'à l'extrême. J'en connais d'autres où il reste une place calculée pour le risque, considéré comme partie intrinsèque de la vie, y compris le risque de boire un verre de bière à 90 ans alors qu'on est diabétique. On reconnaît aux résidents le droit de prendre encore du plaisir, de rester vivants ! Comme le disait le directeur d'une maison de repos : plutôt ajouter de la vie aux années que des années à la vie...

Pour en savoir plus ...

>> Le Centre de prévention du suicide dispose d'une plaquette spécifique (tous publics) sur ce sujet. Il organise aussi des formations à l'intention des professionnels, dont une session consacrée aux personnes âgées.

02/650.08.69. • www.preventionsuicide.be • La ligne gratuite d'écoute 24 h/24 est le 0800/32.123