Santé mentale

La grande fatigue         

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Julie Luong

Julie Luong

Il arrive qu'on soit fatigué et qu'on sache très bien pourquoi. C'est le cas lorsqu'on a fourni un effort physique intense, qu'on a passé une nuit blanche, qu'on encaisse un décalage horaire ou qu'on lutte contre la maladie. C’est encore le cas lorsqu’on souffre d’un trouble du sommeil, comme les apnées du sommeil. En cas de fatigue prolongée, il est d’ailleurs toujours indiqué de rechercher une cause somatique. Mais en vérité, la fatigue, devenue si courante et si banale, semble moins relever de la médecine que de la psychologie, de la sociologie voire de la philosophie. "La fatigue, faiblesse diffuse, insatisfaction obscure, insuffisance obstinée, est devenue l'une des manières d'être de notre temps", écrit l’historien Georges Vigarello dans son Histoire de la fatigue. Du Moyen-Âge à nos jours. Alors qu’au cours des siècles passés, la fatigue était surtout "physique" – la fatigue du combattant, du pèlerin, du paysan –, Georges Vigarello montre qu’elle a pris au fil du temps des inflexions plus psychologiques, notamment avec les transformations du monde du travail. La plupart des travailleurs sont aujourd’hui largement sédentaires : ils ne sont donc plus fatigués parce qu’ils fournissent un effort physique, mais parce qu’ils sont stressés, sous pression ou en perte de sens.

Un signal d’alarme
"L’expression 'être fatigué de quelque chose' montre que la fatigue psychologique et la fatigue physique sont liées. Aujourd’hui, beaucoup de personnes sont ainsi 'fatiguées' du Covid, relève Irène Salamun, psychologue clinicienne au CHU de Liège (Service pluridisciplinaire d’algologie). La fatigue est un symptôme largement répandu dans nos sociétés et qui, à mon sens, est un signal d'alarme. Il faut s'en préoccuper, que ce soit à titre individuel ou sociétal", poursuit-elle. Dans la liste des causes concourant à cette "grande fatigue", il faut d’abord pointer la constante réduction du temps de sommeil. Selon une étude de Santé Publique France réalisée en 2017 (1), les adultes dorment en moyenne 6h55 par jour, soit une diminution d’environ 20 minutes par rapport à une précédente étude de 2010 (7h13). La même enquête pointe que la proportion des “courts dormeurs”, qui dorment moins de 6 heures par nuit, ne cesse elle aussi d’augmenter, avec près d’un adulte sur trois concerné. Or, dormir moins de 6 heures est associé à un risque plus élevé d’obésité, de diabète de type 2, d’hypertension, de pathologies cardiaques et d’accidents. "La fatigue est aussi favorisée par la consommation d’alcool, qui altère la qualité du sommeil et par la sédentarité. Or, depuis le début de la crise sanitaire, l’une et l’autre ont augmenté", souligne Irène Salamun.
Mais il serait faux de croire que la fatigue n’est que la résultante d’une mauvaise hygiène de vie. Ses causes sont aussi plus souterraines. "On voit beaucoup de personnes qui ont trop d’exigences par rapport à elles-mêmes, avec un perfectionnisme qui peut alimenter la fatigue, commente Irène Salamun. Des personnes qui ne savent pas faire de pauses, établir de priorités et qui ne savent pas non plus dire non… Le télétravail a accentué ces difficultés." À force de fonctionner en surrégime, à flux tendu, il devient alors impossible de renouveler son "stock" d’énergie. "Ponctuellement, on peut supporter le stress, mais quand on est constamment dans un état de stress, on épuise sa réserve de neurotransmetteurs", explique Irène Salamun. Ainsi peuvent apparaître des fatigues persistantes et des dépressions. "Les études ont montré que les personnes susceptibles de développer une fatigue persistante après une infection, une opération chirurgicale ou un accident ont un profil psychologique particulier, commente de son côté Michel Moutschen, spécialiste des maladies infectieuses et interniste au CHU de Liège. Il s’agit de gens hyperactifs, très ambitieux, qui se soucient très fortement de leurs performances et qui vont très vite percevoir l'avant et l'après." Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les personnes à risque de développer une fatigue persistante ne sont donc pas des "paresseux", mais bien plus souvent des personnes qui ne s’arrêtent jamais…  "Généralement, ces personnes ne tiennent que grâce à une sorte de pilote automatique, qui se nourrit d’adrénaline, de stress, poursuit Michel Moutschen. Quand tout s’arrête brutalement, ils se rendent compte que la barque était en fait bien pleine…"

Tapis roulant
Pour illustrer cette "fuite en avant" de l’homme moderne, le sociologue et philosophe allemand Harmut Rosa, auteur de l’essai Accélération. Une critique sociale du temps, utilise la métaphore du tapis roulant. Nous courons sur ce tapis, sans savoir pourquoi ni comment, avec la seule préoccupation de continuer à courir pour ne pas en tomber et en dépit du fait que ce tapis ne mène… nulle part. "Mais si l’on tombe du tapis, qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que la société nous renvoie ?, interroge Irène Salamun. Cela veut dire être au chômage, être en incapacité de travail, en burn-out ou en dépression : on s’interdit ça ! Donc on décide ne pas écouter les signaux du corps alors que la fatigue peut provoquer des accidents, des chutes ou entraîner des problèmes plus graves." Au mieux, on décide de la soigner à coup de vitamines car "il faut continuer". "C’est ce qu’on appelle la psychologie du devoir, poursuit Irène Salamun, qui consiste à être en permanence entre le 'je dois' et 'il faut'. Ce sont pourtant des obligations qu’on se met à soi-même ! Qui viennent de l’éducation, des modèles de société, des événements qu’on a traversés, mais comme j’en discute souvent avec mes patients : 'c’est écrit où, qu’il faut faire ça ?'" Cette psychologie du devoir ne se cantonne d’ailleurs pas au monde du travail. Il faut aussi se cultiver, avoir une vie sociale : il est même obligatoire de se détendre… "Aujourd’hui, on est extrêmement exigeant, même en termes de loisirs. Les personnes qui commencent la semaine en étant fatiguées de leur week-end ne sont pas rares", remarque Irène Salamun. La logique libérale selon laquelle "le temps, c’est de l’argent" encourage chacun à gérer son "budget temps", accumulant une somme toujours insatisfaisante d’expériences, de sorte que, selon Hartmut Rosa, il devient impossible de "mourir vieux et rassasié de la vie."
Pour Irène Salamun, notre fatigue doit donc nous amener à nous poser les bonnes questions. "Peut-être qu’on ne peut pas descendre du tapis, mais peut-être qu’on peut choisir de diminuer un petit peu la vitesse du tapis", suggère-t-elle. Ralentir n’est toutefois pas une simple question de bonne volonté : pour y parvenir, il est souvent nécessaire de démonter les mécanismes qui poussent à en faire trop. "Souvent, quand on ne sait pas dire non, c’est parce qu’on manque d’estime de soi. On doute en permanence et parfois, pour se rassurer, on va mettre en place toute une série de comportements valorisés par le regard des autres, par exemple l’hyperactivité, le perfectionnisme, le don de soi, l’anticipation des demandes. Mais si ça rassure à court terme, c’est un puits sans fond ! On va faire et faire, donner et donner, pour avoir de la reconnaissance, de la valorisation puis à un moment, c’est le corps qui va crier au secours parce qu’on n’y arrive plus. Il faut donc changer le curseur de place, poser des limites, apprendre à établir des priorités et surtout retravailler l’estime de soi. Et savoir que pour être compétent et efficace, il n’y a pas besoin de se donner à 1000%." Michel Moutschen encourage ce questionnement, plutôt que de courir désespérément après une cause "objective" à sa fatigue. "Bien sûr, en cas de fatigue, il faut d’abord se poser la question d’un problème de santé. C’est essentiel. Mais quand vous avez vu des dizaines de médecins et qu’il apparaît que vous n’avez rien, c’est peut-être que votre fatigue est liée à autre chose. Malheureusement, il y a toujours des charlatans prêts à trouver des maladies aux fatigués chroniques", met-il en garde.
Dans un essai paru en 1998, le sociologue Alain Ehrenberg parlait de la dépression comme "la fatigue d’être soi", avançant l’hypothèse que cette maladie devenue si fréquente serait la contrepartie de l'énergie que chacun doit mobiliser pour devenir soi-même, à force d’initiative personnelle, sans les balises imposées par l’ordre social et religieux d’antan. Mais à vrai dire, nous souffrons peut-être aujourd’hui davantage de la fatigue "de ne pas être soi". "Nous voulons répondre à des injonctions sociétales et nous ne nous écoutons plus. Les réseaux sociaux ont amplifié ce phénomène de désincarnation", souligne encore Irène Salamun. Le repos serait-il dans l’authenticité ?

Fatigue et maladies infectieuses

"Les fatigues liées à une cause infectieuse sont sans doute une extrême minorité", estime Michel Moutschen. Des fatigues post-mononucléose, post-cytomégalovirus, post-Lyme, post-malaria et désormais post-Covid sont néanmoins observées. "Cela semble lié à des phénomènes d'ordre biologique, notamment des perturbations du mécanisme de la sérotonine, un neuromédiateur impliqué dans l'humeur mais aussi dans la fatigue", explique le spécialiste. Le "neurotropisme" de certains virus – leur capacité à infecter le système nerveux central – pourrait également expliquer certaines fatigues ou dépressions post-infectieuses. Ce mécanisme a notamment été démontré, pour le Covid-19, par l’équipe de la psychiatre française Marion Leboyer (Inserm), qui a attiré l’attention sur le fait que les personnes souffrant de maladies psychiques étaient susceptibles de voir leurs troubles s’aggraver, à l’occasion d’une infection par le coronavirus, pour des raisons liées aux processus inflammatoires eux-mêmes (2).