Santé mentale

Viens chez moi, j'habite à la ferme

6 min.
© GAL
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Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

Ce n'est pas tout à fait la petite maison dans la prairie, mais ça y fait penser. Sauf qu'ici, c'est plutôt la petite roulotte dans le potager. Et que le décor est celui d'une vallée brabançonne arrosée par la Dyle. Une fois par semaine, cette parcelle maraîchère d'un hectare voit débarquer un public un peu particulier. Ces "néocultivateurs", nullement expérimentés au départ, viennent d'institutions de soins psychiatriques situées à Bruxelles ou à Ottignies. Beaucoup ont connu la psychose, la schizophrénie, la dépression profonde ou une forme d'assuétude. Certains aimeraient retourner vivre chez eux, en autonomie, mais ne se sentent pas tout à fait prêts.

Dans cet écrin de verdure, ils viennent mettre la main à la terre et aider le maraîcher local. Pas pour s'enrichir, loin de là : leur salaire se comptera en patates, potirons et autres laitues à ramener chez soi ou à l'institution. Ils ne viennent pas non plus pour se former au sens classique du terme ou pour retrouver un boulot à tout prix. Il s'agit plutôt, avec leur accompagnant psycho-social, de remettre un pied à l'étrier de la vie. De quitter leur isolement social ou de prendre un peu d'air par rapport à la vie collective de leur institution. De se (re)créer une confiance en soi et un projet individuel, de (re)découvrir le plaisir du lien humain à la faveur des circuits courts agricoles. Bref, de (ré)expérimenter la maîtrise de la vie : celle des végétaux qu'il faut protéger des limaces, mais aussi la sienne propre.

"Retrouver prise sur un contexte social qui est source d'inquiétudes et qui, souvent, les étouffe ou les dépasse", résume Samuel Hubaut, fondateur de l'ASBL Nos Oignons et artisan de cette forme inédite de rencontre entre deux mondes peu habitués à se fréquenter : l'agriculture et la souffrance mentale.

"C'est fou, les balises et les valeurs qu'une famille d'agriculteurs peut transmettre à un jeune sans repères, parfois sans en être consciente"

La ferme, lieu de liens

"Inédite", vraiment ? "Historiquement, la ferme a toujours joué un rôle d'accueil, explique Valérie Mayérus, chargée de mission chez Accueil champêtre en Wallonie. L'exclu, le marginal, le 'borderline' ont toujours pu y trouver une place utile. Bien sûr, le tissu social est aujourd'hui bien plus morcelé qu'autrefois et le travail s'est fortement mécanisé. Mais les valeurs d'entraide et de famille sont toujours bien présentes dans les exploitations. Il y a souvent un passage incessant des uns et des autres : le cousin qui vient donner un coup de main, le jeune qui fuit l'école, le veuf pensionné qui comble une forme de solitude, etc."

Dans le parc naturel de la Haute Sûre, en Ardenne, c'est un autre public qui, ces cinq dernières années, est régulièrement venu se (re)faire une santé auprès d'une dizaine d'éleveurs et de cultivateurs : des personnes handicapées mentales, mais aussi des ados placés en institution d'Aide à la jeunesse. Certains n'ont jamais connu la vie familiale. "C'est fou, les balises et les valeurs qu'une famille d'agriculteurs peut transmettre à un jeune sans repères, parfois sans en être consciente", commente Laetitia Stilmant, animatrice du Groupe d'action locale (GAL), à la manœuvre.

Une petite vidéo récapitulative tournée par le GAL (1) amène à comprendre combien ces rencontres, encadrées par un personnel spécialisé, dépassent la dimension "occupationnelle". En érigeant les clôtures, en nourrissant les animaux, en fabriquant le beurre ou la confiture, en aidant à la traite des vaches ou au déplacement des troupeaux, les bénéficiaires de tous âges nouent des liens sociaux, se découvrent des capacités insoupçonnées, participent à une vie familiale et se familiarisent avec diverses formes d'autorités et de contraintes, ne fût-ce que le rythme des saisons. "Certains se sentent à l'aise dans les tâches répétitives. D'autres s'épanouissent dans des responsabilités plus variées, plus créatives."

De personne à personne

Des images d’Épinal, bien éloignées de la dureté économique d'exploitations où chacun court après le temps et les primes ? Il faut croire que non, au vu du dialogue qui se noue ces derniers mois entre les représentants du monde agricole et ceux des associations (2). L'objectif, ici, n'est pas de renforcer les animations scolaires à la ferme, ni de multiplier les institutions sociales disposant d'une ferme ou d'un potager. Mais bien de mettre en présence, dans un cadre structuré, une famille d'agriculteur et une personne souffrante demandeuse d'un travail occasionnel (parfois, aussi, de petits groupes), rarement plus qu'une journée hebdomadaire.

Il faut dire que le succès flamand fait rêver. Lancé il y a dix ans, le Point d'appui "Soins verts" (Steunpunt groene zorg) met en présence - avec le soutien du Boerenbond - les personnes et institutions demandeuses avec les agriculteurs intéressés. Le nombre de "fermes sociales" a ainsi bondi de 46 en 2004 à près de 800 exploitations aujourd'hui, dont 580 professionnelles.

"La clé de notre succès est triple, analyse Willem Rombaut, responsable du Point d'appui flamand. Primo : une offre très diversifiée de travaux manuels, toujours en ferme familiale : c'est le contact de personne à personne qui est visé. Secundo : le versement d'une subvention modeste à l'exploitant (20 euros la demi-journée d'accompagnement), qui se veut une compensation aux frais plutôt qu'une véritable rémunération. Tertio : la garantie d'un accompagnement psycho-social de qualité via la signature d'une convention à trois (bénéficiaire, agriculteur, institution) reprenant les droits et devoirs de chacun."

Et en cas d'accident ?

De telles conventions sont de nature à rencontrer les réticences des candidats à l'accueil dans le monde agricole : quelle couverture par les assurances en cas d'accident ? Comment éviter toute accusation de travail au noir ou d'exploitation illégale de main d'œuvre ? Une disposition du tout récent Plan wallon de développement rural (PWDR) va probablement faciliter les choses. Elle prévoit le soutien à la "diversification des activités agricoles et forestières dans le domaine de la santé". Neuf projets viennent d'être soumis à la Wallonie, subsides européens à la clef.

Un pas en avant, certes. Mais il en faudra plus pour lever toutes les réticences dans les fermes. Comment "bien" accueillir une personne en souffrance ? Comment respecter son rythme ? Faut-il la rémunérer pour son travail, même non monétairement ? "Le bon sens et la motivation ne suffisent pas", relève Valérie Mayerus qui, au sein d'Accueil champêtre, suggère plusieurs pistes : dispense de formations aux agriculteurs (adaptées à leurs horaires !), objectivation des bénéfices humains de telles expériences, mise en présence de l'offre et de la demande, etc.

Déjà, certains regrettent qu'en Wallonie, les fermes ne s'ouvriront pas de sitôt, comme en Flandre, aux jeunes de l'Aide à la jeunesse : une matière communautaire, hors du PWDR... Ni aux demandes de plus en plus nombreuses de particuliers confrontés à un burn-out. Ce sera, peut-être, pour plus tard...


Témoignages

Claire : "Ma thérapie à moi"

De sa vie passée, Claire (50 ans) ne dira rien. Sauf qu'elle a "pas mal roulé sa bosse", qu'elle n'a travaillé que six mois dans la vie et qu'elle a dorénavant "tourné la page des séjours psychiatriques".

Quand on lui a proposé, au Centre de santé mentale qu'elle fréquente, de travailler chaque lundi dans un potager, elle a répondu "oui" sans hésiter. C'est qu'elle veut penser à elle, se prendre en charge. "L'activité maraîchère est à mon niveau, même si j'ai beaucoup de diplômes. Mais c'est une vraie entreprise, là-bas : on travaille dur !"

Tous les lundis, avec un petit groupe, elle prend le train vers Nethen avec sa "coach, Céline", puis s'en va semer, planter, biner… "Au potager, je me mesure au groupe. Je sais si je suis acceptée ou pas." Elle partage la récolte avec le groupe, puis avec sa maman qui vit à côté de chez elle. Elle note les consignes potagères dans un grand cahier couvert d'illustrations de robots. Elle espère ainsi être mieux armée pour gérer son petit potager personnel.

"La terre, c'est vivant. C'est ma thérapie à moi. Pour certaines personnes qui ont des maladies graves, cette activité permet d'éviter la noyade." Pudique, Claire…

Véronique: "Une histoire sans histoires"

À la ferme du Buis, près de Tournai, la recherche de sens n'est pas un vain mot. Peu après la reprise de la ferme familiale, il y a une vingtaine d'années, Pierre et Véronique Cossemont ont décidé d'arrêter l'élevage du Blanc Bleu et d'autres pratiques jugées trop artificielles. Retour à une exploitation plus naturelle, locale et orientée bio !

Il y a quatre ans, nouvelle étape : pourquoi pas une exploitation plus "sociale"? "Après tout, les fermes ont toujours joué un rôle de lien social", rappelle Véronique. Depuis trois ans, avec son mari et leurs quatre enfants, cette assistante sociale de formation accueille Céline, la cinquantaine, une fois par semaine. Malgré son léger handicap mental, Céline est d'une efficacité à toute épreuve. Elle prépare les potages pour l'équipe et les yaourts vendus à la ferme, appose les étiquettes, fait la vaisselle, etc.

"Nous ne voulons pas lui laisser les tâches les plus ingrates, mais elle se fait un point d'honneur à y mettre tout son coeur. Il faut voir sa fierté d'être à jour !" Depuis son institution, Céline se rend seule à la ferme, perchée sur son vélo électrique : c'est sa plage d'autonomie, et elle y tient. "L'accueillir ne demande aucune compétence spécifique. Nous avons simplement appris à respecter son rythme, à être vigilants à ses besoins et à préserver les indispensables moments de convivialité. Une histoire vraiment toute simple, sans histoires..."

Pour en savoir plus ...

Infos : 0471/21.28.01 • www.saw-b.bewww.nosoignons.org