Soins de santé

Médicaments : la pilule amère de la pénurie

6 min.
La moitié des pharmaciens déclare passer une à cinq heure à chercher des solutions pour leurs patients confrontés à la pénurie (c) iStock
La moitié des pharmaciens déclare passer une à cinq heure à chercher des solutions pour leurs patients confrontés à la pénurie (c) iStock
Sandrine Warsztacki

Sandrine Warsztacki

La liste des médicaments frappés de pénurie s’allonge. Au moment d’écrire ces lignes, l’Agence fédérale des médicaments et produits de santé (AFPMS) déclarait 633 conditionnements de médicaments indisponibles en Belgique. Certes, la durée moyenne des pénuries raccourcit (de 133 jours en 2015 à 33 en 2019) et l’amélioration du système de signalement explique partiellement cette augmentation. Mais les professionnels de la santé sur le terrain sont unanimes : la situation s’aggrave. "Le phénomène n’est pas nouveau, mais son ampleur l’est. Cela fait longtemps que la pénurie de médicaments frappe les pays de l’Europe de l’Est et centrale. Mais depuis quelques années, des pays d’Europe occidentale comme la France, la Belgique et les Pays-Bas sont aussi touchés", observe Yannis Natsis, responsable du dossier politique d’accessibilité des médicaments pour de l’Alliance européenne des ONG de la santé publique (Epha).

"Nous sommes confrontés à la pénurie pour toutes sortes de médicaments : des antibiotiques, de l’insuline, des traitements contre l’hypertension, le diabète, les glaucomes, l’asthme, des médicaments anticancéreux…", s’inquiète Alain Chaspierre, président de l’Association pharmaceutique belge (APB). D’après une chercheuse de l’université d’Anvers, la moitié des pharmaciens en Belgique consacre entre une et cinq heures par semaine à déployer des solutions pour leurs patients (2). Les pharmaciens qui travaillent dans les hôpitaux se retrouvent confrontés aux mêmes problématiques que leurs confrères dans les officines.

"Nous sommes confrontés à la pénurie pour toutes sortes de médicaments : des antibiotiques, de l’insuline, des traitements contre l’hypertension, le diabète, les glaucomes, l’asthme, des médicaments anticancéreux…", Alain Chaspierre, président de l’Association pharmaceutique belge (APB)

"Dans la majorité des cas, l’indisponibilité des médicaments ne pose pas de problèmes car des alternatives thérapeutiques existent (même substance active et voie d’administration), voire des médicaments de la même classe pharmacologique", nous écrit Laure Geslin, responsable de la division Bon usage à l’agence fédérale des médicaments et produits de santé. Non pas sans nuancer : "L’AFMPS est consciente qu’un changement de traitement n’est pas anodin : risque de confusions, d’erreurs, de sous ou de surdosage lors d’un changement de traitement ou de marque (autre conditionnement, autre couleur, etc.).Et si aucune alternative jugée aussi efficace n’existe ? L’AFMPS a mis en place un groupe d’experts pour orienter les professionnels de la santé pour ces cas critiques. Quatre médicaments ont été examinés depuis 2018, dont un, le Clamoxyl® injectable, reste problématique à ce jour.

L’industrie mise en cause

Comment une industrie aussi moderne que celle du secteur pharmaceutique peut-elle rencontrer de telles carences, s’interrogent de nombreux observateurs ? "Des pays en développement, comme le Brésil ou la Chine, ont augmenté leur pouvoir d’achat ou mis en place des systèmes qui leur donnent accès au soin de santé, ce qui est une très bonne chose, mais l’industrie n’a pas forcément anticipé la demande", note Nathalie Coutinet, économiste à l’université de Paris XIII, auteure du livre Économie du médicament (2).

D’autres raisons se révèlent moins louables : ces vingt dernières années, le secteur a massivement délocalisé sa production dans des pays où la main-d’œuvre est moins chère. Si le façonnage des médicaments reste encore produit en Europe ou aux États-Unis, la majorité des substances actives proviennent aujourd’hui d’Inde ou de Chine. "Le secteur pharmaceutique fait comme toutes les industries. Il délocalise là où c’est le moins cher. En Asie, les problèmes de qualité sont plus fréquents, et donc les chaînes de production sont plus souvent arrêtées." L’industrie ne s’est pas contentée de délocaliser.

"L’industrie demande des incitants fiscaux pour relocaliser la production en Europe et une augmentation des prix des médicaments les moins chersC’est vraisemblable que si de telles mesures étaient prises en ce sens, il n’y aurait plus de pénurie. Mais est-ce juste pour autant ? Le public finance une partie de la recherche, paie des cotisations qui permettent le remboursement des médicaments et il faudrait encore offrir des cadeaux fiscaux", s’offusque cette spécialiste de l’économie industrielle

Pour réaliser des économies d’échelle, elle a aussi concentré sa production sur un nombre d’usines plus restreint : "Pour certaines substances, il n’y a plus qu’une ou deux usines dans le monde qui sont en mesure d’assurer la production. Si une usine rencontre un problème, c’est tout l’apprivoisement mondial qui est mis en péril." L’économiste française pointe également le fait que ce sont souvent les génériques et les médicaments bon marché – "ceux sur lesquels l’entreprise va faire le plus d’économie en délocalisant" - qui manquent à l’appel.  

"L’industrie demande des incitants fiscaux pour relocaliser la production en Europe et une augmentation des prix des médicaments les moins chers. C’est vraisemblable que si de telles mesures étaient prises en ce sens, il n’y aurait plus de pénurie. Mais est-ce juste pour autant ? Le public finance une partie de la recherche, paie des cotisations qui permettent le remboursement des médicaments et il faudrait encore offrir des cadeaux fiscaux", s’offusque cette spécialiste de l’économie industrielle. Rappelant au passage que le secteur pharmaceutique n’est pas en pénurie… de bénéfices. C’est même un des plus rentables au monde : entre 1999 et 2017, le chiffre d’affaires des 11 plus grosses entreprises du secteur a été multiplié par deux pour atteindre 395 milliards d’euros. Les dividendes et rachats d'actions ont été multiplié par 3,6. Au total, ce sont 71,5 milliards d’euros qui ont été redistribués directement aux actionnaires en 2017. "Dans les années 80, le secteur avait une rentabilité 'normale', de l’ordre de 10%. Aujourd’hui on a grimpé à 30%."

 Pénurie en libre circulation

Il arrive aussi qu’un médicament soit épuisé dans un pays, mais qu’il reste possible de s’approvisionner à l’étranger au risque d’entraîner des délais d’attente ou des surcoûts. Ces ruptures sont le fait de mécanismes purement mercantiles. Pour le comprendre, il faut savoir que le prix des médicaments varie d’un pays à l’autre. Acheter et vendre des médicaments au meilleur prix est devenu un moyen pour certaines sociétés de prospérer, en vertu du principe de la libre circulation des biens et des services en Europe. "La Grèce, par exemple, a vu beaucoup de ses médicaments partir vers l’Allemagne", raconte Yannis Natsis.

Pour éviter que des bénéfices ne leur échappent, certaines entreprises pharmaceutiques tentent de contrer ce commerce parallèle en imposant des quotas d’approvisionnement par pays. Au risque d’aggraver encore la pénurie. "Le principe du contingentement est une mesure préventive appliquée par les firmes afin d’éviter que les médicaments ne manquent suite à l’exportation. Sur base de la consommation de l’année précédente, la firme estime la quantité de médicaments qui doit être produite annuellement pour répondre aux besoins du marché belge et limite la livraison périodique pour s’assurer que ce nombre de lots prévu suffise pour fournir le marché belge tout au long de l’année. Cependant, cette pratique peut causer une interruption dans la continuité des livraisons lorsque le quota a été épuisé ", avertit l’AFMPS.

Acheter et vendre des médicaments au meilleur prix est devenu un moyen pour certaines sociétés de prospérer, en vertu du principe de la libre circulation des biens et des services en Europe.

En mai 2019, une loi interdisant aux grossistes-répartiteurs d’exporter les médicaments destinés au marché belge est entrée en vigueur. Suite à un recours de l’association des grossistes répartiteurs devant la Cour constitutionnelle, ce texte défendu par la ministre fédérale de la santé Maggie De Block a été annulé. Ceux-ci estiment que le lien entre ces exportations et la pénurie est extrêmement marginal en Belgique.

 En attendant l’Europe…

Face à la pénurie, les acteurs de la santé se retrouvent souvent démunis. L’AFMPS annonce l’arrivée d’une nouvelle plateforme qui permettra de mieux informer les professionnels de la santé, les prescripteurs et les patients, sur les médicaments indisponibles. L’APB demande un assouplissement de la législation pour permettre aux pharmaciens de pouvoir plus facilement substituer un médicament par un autre en cas de pénurie. Les mutualités militent de façon commune pour que le surcoût possible, lorsqu’un médicament doit être remplacé ou commandé à l’étranger, puisse éventuellement être assumé par l’industrie pharmaceutique et non par le patient ou la collectivité, comme c’est le cas actuellement.

Si toutes ces pistes peuvent atténuer les effets de la pénurie, elles ne remédient pas à ses causes. Pour ce faire, tous les regards se tournent vers l’Europe. "L’élaboration de mesures relatives aux processus de production et éventuellement l’obligation pour les titulaires d’autorisation de mise sur le marché de médicaments d’étaler la production sur plusieurs chaînes de production devraient être examinées au niveau de l’Union européenne", suggère l’AFMPS. 

"Au niveau européen, les autorisations de mises sur le marché sont bien cadrées. Si on est capable de ça, on est aussi capable de mettre en place des procédures pour approvisionner le marché. On ne part pas de rien, on a une agence européenne du médicament dont on pourrait étendre le pouvoir. Les instances existent, il faut juste la volonté politique", juge Nathalie Coutinet.

L’accessibilité et la disponibilité des médicaments est une des priorités fixées dans le mandat de la nouvelle Commissaire européenne de la santé, la Chypriote Stella Kyriakides. Pour le représentant des ONGs européennes, Yannis Natsis, la solution passe aussi par plus de solidarité entre les États membres et de transparence dans la manière dont les prix sont négociés avec l’industrie. "Pourquoi tous les médicaments ne sont pas disponibles en même temps sur le marché ? À quelle stratégie commerciale de lancement cela obéit-il ? Les entreprises pharmaceutiques ont une responsabilité dans la pénurie de médicaments, mais les États aussi ont participé à ce système, à leur détriment. Le manque de transparence crée des inégalités entre les États membres dont la pénurie est un symptôme"