Soins de santé

Tour d’Europe: Paroles d’infirmières

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Julie Luong

Julie Luong

Plus jeune, Isabelle Derenne se serait bien vue médecin. La première année d’études lui fera rapidement prendre conscience de la quantité de temps à investir pour acquérir des connaissances essentiellement théoriques. Elle se tourne alors vers des études d’infirmière. Le métier d’infirmière qui était au départ un plan B l’a vite séduite par son aspect pratique. "J’ai compris beaucoup de choses sur l’organisation des soins pendant mes études et mes stages. Je dis toujours que si, un jour, on veut créer un service avec neuf médecins et un infirmier, il ne se passera pas grand-chose. Le médecin est du côté de la décision, de la réflexion et de l’administratif. C’est très bien, mais à côté de ça, ce sont de très nombreux soins qui doivent être faits", explique la jeune femme.

Dans le cadre d’un programme d’é­change étudiant, Isabelle Derenne effectue un stage au Liban, un pays riche en contrastes où se côtoient pas moins de dix-huit religions. "Malgré toutes ces différences au niveau culturel comme au niveau de l’organisation des soins, ce que l’on constate, c’est que le noyau fondamental, la philosophie de notre métier restent les mê­mes”, commente-t-elle. Même respect de l’humain, même zèle à soulager les douleurs, même objectif de rendre le quotidien supportable à tous. Et un modèle de référence, depuis les années 60 : celui développé par la chercheuse et infirmière américaine Virginia Henderson, qui fut la première à proposer une prise en charge globale du patient et non une approche centrée autour d’un organe ou d’une maladie. "Virginia Henderson a joué un rôle majeur pour la profession, en insistant sur les dimensions de prévention et d’accompagnement, alors que les premières infirmières avaient pour seule tache de soigner des blessés de guerre, cloués au lit, voire condamnés. Néanmoins, elle a élaboré son modèle dans les années 1920 : 100 ans plus tard, il n’est plus tout à fait adapté à nos sociétés." Selon Isabelle Derenne, les aspects socio-économiques, notamment, devraient davantage être pris en compte. Ils font d’ailleurs partie des modèles développés plus récemment, mais qui demeurent peu utilisés dans les hôpitaux, "peut-être parce qu’ils sont trop compliqués. Peut-être parce qu’ils nécessitent de mettre en place des changements trop couteux."

Sur la route du soin

Parallèlement à ce constat, Isabelle Drenne en dresse un autre : le métier d’infirmier est très mal connu du grand public, dont les représentations viennent essentiellement des séries télé – des narrations dans lesquelles l’infirmier et surtout l’infirmière restent cantonnés à des rôles secondaires aux côtés du médecin héroïque. En 2017, des échanges avec des patients en fin de vie la convainquent de con­crétiser sans plus attendre son envie de donner la parole à d’autres infirmiers afin de déconstruire les stéréotypes et de mieux communiquer sur le métier. C’est ainsi que naît le projet “Narsa”, qui signifie “infirmier” en népalais. À bord de son fidèle camping-car Marius, la jeune femme sillonne pendant quatre mois les routes de France, d’Espagne, du Portugal, à la rencontre de professionnels désireux de partager leur expérience et leurs réflexions. Sur son blog, elle poste le récit de ses aventures, publie des vidéos et invite ceux qu’elle ne peut ren­contrer à remplir un questionnaire en ligne, afin de compléter cette étude qualitative.

Sur la trentaine de témoignages recueillis au fil de ses pérégrinations, Isabelle Derenne n’a obtenu que trois témoignages d’hommes. Ces dernières années, la profession tend pourtant à se masculiniser. Il y a cinq ans, lors­qu’elle a achevé ses études, sa promotion comptait 30 % d’hommes. Une évolution que la jeune femme juge favorable à l’ensemble de la profession. "C’est quelque chose de très pratique : parfois, les infirmières doivent faire venir des hommes d’autres services pour une question de force, mais aussi parce qu’elles peuvent être confrontées à des situations de violence. Pour cette simple raison, c’est bien qu’il y ait autant d’hommes que de femmes."

La masculinisation du métier permettra-t-elle également de se défaire de l’image caritative, autre stéréotype associé à la profession ? "À ses débuts, le métier d’infirmier était exclusivement le fait de religieuses, qui le pratiquaient sans être rémunérées. Cela a laissé dans l'inconscient collectif l’idée que nous aurions choisi cette voie par pure générosité. Il arrive d'ailleurs qu'on réponde à celles qui tentent de moderniser la profession et d'améliorer leurs conditions de travail qu’elles n’avaient qu'à choisir une autre voie si c'était pour se plaindre autant…" Sans compter qu’une infirmière dont la vertu principale serait la dévotion se voit aussi dénier l’importance de ses compétences techniques, de son expertise.

Polyvalence et rationalisation

Malgré ces stéréotypes persistants, la profession n’a cessé de gagner en légitimité. Les rapports entre médecin et infirmier, notamment, sont beaucoup plus égalitaires que par le passé. En revanche, d’autres rapports de pouvoir, plus insidieux, se sont imposés dans le monde hospitalier. Le fossé qui se creuse entre les sphères managériales où se décide désormais l’avenir de l’hôpital et les soignants est source d’un profond malaise pour ces derniers. Le cœur du problème ? Les personnes les plus haut placées¬ dans l’institution hospitalière ignorent le plus souvent les réalités de terrain et le sens que les infirmiers donnent à leur métier. "Vous ne trouverez aucun infirmier qui a choisi ce métier pour des questions de rentalibilité. Pour nous, cela n’a aucun sens ! En Belgique, le combat syndical a permis de nous protéger longtemps de cette manière de raisonner mais il faut être attentif car aujourd’hui, même en Belgique, on commence à s’intéresser à cette manière de faire où tout est minuté", s’inquiète Isabelle Derenne.

Pour la jeune infirmière, ce mode de gestion rationalisé est déjà en train de montrer ses limites. "La Suisse est souvent présentée comme un modèle en termes d’organisation des soins de santé. Les points forts, c’est que beaucoup d’efforts sont mis au niveau du personnel : on compte beaucoup plus de membres du personnel par patient. En Suisse, on prône par ailleurs les soins intégraux : chaque soignant a un nombre restreint de patients et il se charge du maximum de soins pour ces patients. Mais cela signifie aussi que l’infirmier est amené à assurer l’intendance, la pharmacie, le téléphone… Toutes choses qui seraient ailleurs assurées par le secrétariat ou les aides-soignants."

Cette polyvalence des infirmiers, Isabelle Derenne en pointe les potentielles dérives : si elle permet de rationaliser les coûts, elle ne sera supportable que si la profession bénéficie parallèlement d’une meilleure re­con­nais­sance – symbolique et financière. "Les infirmiers sont aujourd’hui beaucoup mieux formés au niveau théorique. Cela n’est pas sans intérêt mais c’est aussi une forme de danger. Aujourd’hui, les études d’infirmier sont passées de trois à quatre ans, selon les normes européennes. Mais dans les faits, en quatrième année, les étudiants sont aussi bien formés que lorsqu’ils sortaient diplômés après trois ans. Pendant cette année de stages, le système de soins bénéficie donc d’une main-d’œuvre gratuite." Ce manque de reconnaissance est d’autant plus inquiétant que la profession connaît un fort taux d’abandon en cours de carrière. En 2004, l’étude européenne NEXT (Nurse’s early exit study) montrait déjà qu’entre 30 et 35 ans, 32% des infirmières avaient quitté la profession. Le pourcentage grimpait à 44 % entre 50 et 55 ans. À 65 ans, seuls 8% des infirmières étaient restées dans le profession. "Je pense qu’une des solutions serait que les in­firmières expérimentées puissent précisément passer dans le management, là où se prennent les décisions. Le problème – je l’ai notamment observé en France –, c’est que beaucoup d’infirmières ne veulent pas faire une école de cadre… car elles ne veulent pas devenir com­me ceux qui décident ! Moi, je pense tout de même passer de ce côté car il faudra bien des gens pour prendre des décisions qui ne soient pas inapplicables sur le terrain…"

Nursing now : une campagne mondiale

Le 4 octobre 2018, au siège de l'Organisation mondiale de la Santé à Genève, en Suisse, le Conseil international des infirmières, l'Organisation mondiale de la Santé et la campagne Nursing Now ont signé un protocole d'accord pour appu­yer et promouvoir les soins infirmiers. Cette campagne, baptisée “Nursing now” (2018-2020), se base sur un triple constat : non seulement les soins infirmiers permettent d’améliorer la santé, mais aussi de promouvoir l’égalité de genres dans le secteur (la majorité des infirmiers étant des infirmiè­res) et de renforcer l’économie des systèmes de soins.

“Nous ne pourrons pas réaliser la couverture sanitaire universelle sans l’action en première ligne des personnels infirmiers et obstétricaux. Une grande partie des soins de santé primaires sont dispensés par des infirmières. C'est donc avec elles qu’il faut travailler”, a souligné le Dr Tedros, Directeur général de l'OMS.

www.nursingnow.org