Consommation

Buycott : acheter, c’est voter             

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(c)iStock
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Aurelia Jane Lee

Aurelia Jane Lee

Acheter un produit, c’est cautionner indirectement tout un système de production. Coluche disait : "Quand on pense qu’il suffirait que l’on n’achète pas pour que ça ne se vende pas! " Mais les choses sont-elles aussi simples ? Le principe du boycott a une longue histoire (voir en bas de cet article). Aujourd’hui, dans une société dite de consommation, à l’heure du mondialisme et des multinationales, quel sens peut-il avoir ? Et surtout, quelle est sa portée réelle ?

Une goutte d’eau dans l’océan ?
Un des freins les plus courants à l’action des consommateurs, c’est l’impression d’être impuissant dans le jeu économique. Le boycott, même quand il parvient à réunir des milliers de consommateurs, n’est-il pas insignifiant quand il s’attaque à des géants tels que Nestlé, Ferrero, Unilever ou Coca-Cola ? Le pouvoir économique de ces entreprises est tel qu’elles paraissent inébranlables. Mais elles ont aussi une image de marque à entretenir. "On ne se protégera de ces multinationales qu’en cessant de les nourrir, insiste Anne-Sophie Novel, docteure en économie et journaliste. Elles savent qu’elles ne doivent pas aller trop loin si elles veulent éviter une campagne virale qui peut casser en quelques jours leur image, donc leurs profits." (1) La réputation, à l’ère du numérique, est quelque chose de très volatile.
La force de levier dont disposent les citoyens à travers leurs actes d’achat est potentiellement énorme. Tout se joue sur le nombre. Bien ciblé, bien organisé grâce à des outils partagés, le boycott peut avoir un impact réel. Ainsi, en 2018, au Maroc, une campagne lancée sur les réseaux sociaux accuse Danone de profiter d'un quasi monopole dans le pays pour imposer des prix élevés sur le lait. Contre toute attente, l'appel est massivement suivi et entraîne en quelques mois une chute de près de 50% du chiffre d'affaire de la multinationale. En réaction, Danone lance sur le marché un nouveau produit, vendu à prix coûtant et qui assure une rémunération plus juste des producteurs de lait. Tout cela assorti d'une communication dans laquelle le géant de l'agroalimentaire s'engage à plus de transparence.

Le consommateur éclairé
La transparence, voilà justement la pierre d'achoppement. Une campagne de boycott peut difficilement démarrer sans une information et une sensibilisation préalables des consommateurs. Grâce aux médias et à Internet, les appels à la mobilisation circulent facilement. Quand un scandale éclate, il fait rapidement le tour de la planète. Mais une certaine opacité demeure, au moment d’agir concrètement, car les chaînes de production sont devenues très complexes. Il n’est pas si facile pour le consommateur de s’assurer de l’origine de ce qu’il met dans son caddie. Les étiquettes ne disent pas tout.
Alors, quels produits boycotter et pour quelles raisons ? Il existe des applications qui permettent, en scannant le code-barre d'un aliment, d’obtenir une série d’informations à son sujet. L’acheteur peut ainsi choisir en meilleure connaissance de cause. L’application BuyOrNot, par exemple, affiche le Nutri-Score, la présence ou non d’additifs et le degré de transformation du produit. Elle indique aussi le nom de la multinationale à laquelle la marque appartient, et mentionne si une campagne de boycott est en cours vis-à-vis de cette entreprise. Il revient alors au consommateur avisé de décider s’il achète ou pas.
Intéressant, l'outil comporte cependant ses limites, comme tout système d'évaluation. Faut-il boycotter tout produit dont le Nutri-Score est rouge ? Bannir le sucre sous n'importe quelle forme ? Quand il est question de santé, les questions restent nombreuses. Une autre piste peut être d'engager le dialogue avec les entreprises, afin qu'elles engagent davantage leur responsabilité. C'est ce que propose une initiative française lancée en 2015.

Des outils pour agir
BuyOrNot est la création d'I-Buycott, une asbl active en France, en Suisse et en Belgique, qui propose aussi des formations et des outils de sensibilisation pour le tout public. Le projet débute avec la création d'une plateforme en ligne (i-boycott.org) permettant à tout un chacun de mettre sur pied ou de rejoindre une campagne de boycott sur son site. L’internaute peut, d’un simple clic, marquer son adhésion aux actions de boycott qu’il souhaite soutenir. Pour chaque campagne, les raisons sont explicitées et documentées par leur initiateur.
Une fois qu’un certain nombre d’adhérents est atteint, un contact est pris avec l’entreprise concernée, qui est informée des revendications et invitée à y réagir. Lorsqu’elle exerce son droit de réponse, les boycottants peuvent alors voter en ligne : soit la réponse convainc une majorité d’entre eux, et la campagne est abandonnée, soit ils ne sont pas satisfaits et le boycott est alors maintenu. Les boycottants peuvent aussi suggérer des alternatives plus justes à l’entreprise. Cette démarche, que l’association qualifie de “boycott bienveillant” permet d’éviter l’opposition frontale ; on cherche plutôt à engager le dialogue avec l’entreprise pour l’inviter à créer des produits qui répondent mieux, en termes d’éthique, aux attentes des consommateurs.
Depuis son commencement, la plateforme a déjà enregistré huit victoires, dont une par exemple vis-à-vis de la société Philips, qui a revu les conditions de départ et d’accompagnement de ses salariés licenciés pour cause de délocalisation, suite à l’interpellation de I-Buycott.

Une autre solution que se priver
Acheter ou ne pas acheter, to buy or not to buy... telle est donc la question ! Mais boycotter un produit, c’est s’en priver ; ce qu’on ne peut pas toujours se permettre. C’est là que le buycott peut apporter un moyen d’action complémentaire. Le buycott est un néologisme formé à partir du verbe to buy, acheter en anglais. C’est en quelque sorte la version positive du boycott. Plutôt que de ne pas acheter un produit pour des raisons éthiques, on va opter pour une alternative - moins polluante, plus respectueuse des droits du travailleur ou des animaux, par exemple.
Beaucoup de consommateurs pratiquent le buycott sans le savoir. "Typiquement, quand on consomme bio, local, on buycotte, relève Levent Acar, le cofondateur de l’association I-Buycott. On va aller promouvoir des façons de consommer, de produire qui sont autres, plus durables, plus éthiques pour la société." (2) Cette démarche présente l’avantage de mettre en avant les producteurs plus écologiques, plus justes, dont on va favoriser le développement en achetant leurs produits. Du boycott à l’envers, en somme, qui rejoint le concept du commerce équitable.

Promouvoir les alternatives
Encore faut-il pouvoir acheter ces produits plus respectueux de notre santé et de notre environnement, qui sont souvent plus chers..."Si de plus en plus de consommateurs achètent bio, vrac, local, équitable, l’offre augmentera et les prix baisseront : c’est mécanique, assurent d’une seule voix Marie Lefèvre et Herveline Verbeken (3). D’ailleurs, cela a déjà commencé, comme nous pouvons le constater avec l’augmentation importante des ventes directes, des magasins bio, ou encore des rayons de vrac. Bien sûr, il nous appartient de garder les yeux ouverts. Le bio, comme tout objet de commerce, peut devenir un business : c’est au consommateur de refuser d’acheter aveuglément, c’est à nous d’inverser le rapport de force et d’imposer nos règles aux industriels."
Et si l’alternative n’existe pas encore sur le marché ? On peut inciter une entreprise à la créer en faisant jouer le levier du boycott. La plateforme I-boycott.org ouvre un espace de négociation avec les entreprises, en offrant la possibilité aux consommateurs de préciser leurs griefs et de suggérer des solutions.
Ce boycott "bienveillant" a enfin le mérite d'éviter certains écueils du boycott classique. Sans dialogue, sans accompagnement de terrain, la technique peut engendrer des effets pervers, quand par exemple elle prive de leur source de revenu les travailleurs qu'elle entend protéger. Ainsi, pour lutter efficacement contre le travail des enfants, il ne suffit pas de boycotter les entreprises qui y ont recours. Le risque est de voir ces enfants mis à la rue, leurs familles manquant de revenus pour les scolariser, tandis que l'employeur se tourne vers une autre main d'oeuvre, sans changer fondamentalement ses pratiques. Pour responsabiliser les entreprises, le boycott et le buycott ne sont que des points de départ. Ils doivent être accompagnés d'un véritable échange entre tous les acteurs économiques, du producteur au consommateur en passant par l'industrie.
Le boycott et le buycott ont ainsi leurs limites, mais aussi leurs partisans. Les technologies actuelles leur offrent des outils intéressants. Car toute la force du concept repose sur l’information et la mise en réseau du plus grand nombre. Il est à noter enfin que le buycott ne s’applique pas qu’au secteur agro-alimentaire ; privilégier les médicaments génériques, investir dans des fonds verts, choisir un fournisseur d’énergie renouvelable ou utiliser des logiciels "open source" sont autant de formes de buycott...

Un brin d’histoire

En Irlande, les récoltes ont été mauvaises durant l’été 1879. Les fermiers qui travaillaient pour le compte du comte Erne demandent une réduction de leur loyer. Celle-ci leur est refusée et le comte Erne envoie son intendant, un certain Boycott, expulser ceux qui ne peuvent pas payer. Charles Parnell appelle alors les fermiers à se liguer contre ces mesures. L’incident sera relaté dans la presse, et le « boycott » deviendra un nom commun pour désigner le refus d’acheter un bien produit dans des conditions jugées indignes.
Avec le temps, les raisons d’appeler au boycott se sont diversifiées. Si la dignité des travailleurs et la justice sociale restent des motifs fréquents de mobilisation, aujourd’hui s’y ajoutent d’autres enjeux, comme la préservation de la nature, le bien-être animal, la protection des biens communs ou la santé des consommateurs. Des arguments qui se rejoignent souvent. L’huile de palme, par exemple, peut-être boycottée en raison de la déforestation que sa culture entraine, mais aussi eu égard à la condition des travailleurs que son industrie emploie, ou encore parce que sa consommation est susceptible d’engendrer des problèmes de santé.