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Navigation sur Internet : fini de ramer ?

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Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

Depuis le 23 septembre dernier, les sites Internet d'organismes publics, en Belgique comme ailleurs en Europe, doivent respecter une liste de critères destinés à les rendre plus accessibles qu'autrefois à tous les utilisateurs, surtout ceux qui souffrent de déficiences physiques, motrices, cognitives…. Dans leur jargon, les spécialistes parlent du WCAG 2.1 AA, soit une série de règles d'accessibilité (parfois très techniques) pour les contenus web. Une révolution ? Oui et non.

Chacun y gagne

Oui, parce que, comme les acteurs du monde du handicap s'évertuent à le faire comprendre aux politiques et au grand public, les personnes handicapées ne s(er)ont pas les seules gagn­antes de ce tremblement de terre. "Imaginez qu'une mauvaise chute vous casse les deux bras, explique Serge Denis, expert en accessibilité numérique à l'asbl Passe-Muraille. Pendant plusieurs semaines, vous serez dans la même situation difficile qu'une personne privée à vie de motricité fine : pas d'accès à un PC ou à votre smartphone, sinon via des dispositifs spécifiques ! Mais, en plus, vous n'aurez pas droit à la moindre allocation…" Autre exemple, encore plus basique : comment visionner sur son smartphone ou son PC une vidéo faisant appel à de nombreux dialogues sonores, si, autour de soi, tout n'est que brouhaha ou fond sonore intrusif allant jusqu'à percoler à travers le casque plaqué sur vos oreilles ? Réponse : via des sous-titres bien visibles, tranchant sur le fond visuel du contenu vidéo publié sur le site.

Bref, qu'elle soit porteuse d'un handicap ou pas, toute personne naviguant sur Internet tirera un bénéfice potentiel de l'implémentation du WCAG 2.1 AA. "La directive européenne à l'origine de ces changements exige qu'un site web ou une application soit agréable à utiliser, peu importe le contexte d'utilisation (aptitudes, environnement, outils), précise Régine Lambrecht, architecte de l'expérience utilisateurs (UX) chez Anais Digital. Dans une société appelée à compter de plus en plus de seniors, il s'agit d'une avancée indéniable". L'experte rappelle au passage qu'à partir de soixante ans, la vue de la plupart des gens commence à être gênée par un mince voile gris, qui rend plus difficile la lecture de certains détails à l'écran.

Coulés dans la loi

Les améliorations attendues depuis le 23 sep­tembre sont concrètes et nombreuses. Quelques exemples : les contrastes de couleurs doi­vent être plus marqués qu'autrefois pour les per­sonnes malvoyantes. Les espaces entre les lettres, mais aussi entre les lignes, mots et paragraphes doivent être mi­eux calibrés, principalement au bénéfice des personnes dyslexiques. Les vidéos doivent disposer de sous-titres pour les personnes malentendantes. Les animations doivent pouvoir être arrêtées à tout moment. Le sous-lignage renvoyant à des hyperliens (très prisé au début de l'Internet) doit être remis à l'honneur et renforcé. On doit pouvoir naviguer partout sur le site avec la touche TAB du clavier (c'est-à-dire sans souris).

Plus subtil : l'agencement des idées – leur hiérarchisation – doit être travaillé pour faciliter l'usage du Net par les personnes souffrant de troubles de l'attention. Les zones de "clic" doivent être plus grandes qu'autrefois, pour faciliter l'utilisation par une personne atteinte de la maladie de Parkinson ou d'une autre maladie neuro-dégénérative. "La véritable révolution, c'est que ces améliorations ont été coulées pour la première fois dans une loi, commente Sophie Schuermans, consultante en accessibilité numérique chez AnySurfer. Cela donne un signal bien plus clair que toutes les recommandations générales existant déjà en matière de non-discrimination ou de lutte contre la fracture numérique".

On se hâte… lentement

Une "vraie révolution", donc, mais à assortir de sérieux bémols. D'abord, seuls les sites appar­tenant à des organismes publics (État fédéral, Régions, communes, CPAS, organismes para-régionaux, etc.) sont tenus de respecter les WCAG 2.1 depuis le 23 septembre dernier. Et encore… uniquement ceux qui ont été créés après la date du 23 septembre 2018, certains contenus audio et vidéo échappant à cette obligation ! Les sites plus anciens, soit l'immense majorité, disposent d'un délai d'un an (23 septembre 2020) pour se mettre en ordre. Quant aux sites privés et aux applications mobiles (des dizaines de milliers rien qu'en Belgique), la date butoir n'est fixée qu'en juin 2025.

Cette lenteur fait pester Vincent Leone, chargé de formation et développement Nouvelles technologies à la Fondation ISEE et lui-même déficient visuel. "Ce que les WCAG devraient pouvoir nous offrir, c'est la possibilité de contribuer pleinement au développement de la société, d'être citoyens à part entière. Nous devrions pouvoir choisir librement le canal utilisé pour entrer en contact avec – par exemple – une administration. Or encore aujourd'hui, comme des milliers d'autres personnes en Belgique, je ne peux pas utiliser Tax-on-web pour déclarer mes revenus, ni commander divers documents aux guichets électroniques des services publics. Je suis obligé de m'y rendre physiquement et d'y faire la file ce qui, pour un déficient visuel (notamment), est d'autant plus difficile".

Cercle vicieux

L'étalement des échéances jus­qu'en 2025 n'est pas le seul problème. Là où d'autres pays de l'Union européenne (Espagne, France...) se sont dotés de législations volontaristes, le législateur belge s'est contenté de traduire très "platement" dans son droit national la directive européenne, dénonce-t-on dans les organismes spécialisés. Ces derniers émettent également des craintes sur la façon dont le contrôle sur la directive européenne à l'origine des changements sera concrètement exercé. En Belgique, chaque entité fédérée (Régions, Fédération Wallonie Bruxelles, etc.) devrait bientôt disposer de son propre organisme de contrôle, travaillant en concertation avec le Service public fédéral (SPF Stratégie et appui). Une complexité qui risque de plonger dans la confusion les internautes con­frontés à un problème d'accessibilité, échaudés par des expériences antérieures pénibles. "On nous dit souvent, dans un tel cas, de nous adresser en premier recours au webmaster du site con­cerné, explique une personne non-voyante. Mais comment y arriver si, précisément, son adresse est introuvable pour les person­nes souffrant d'un handicap ou d'une déficience ? En demandant une aide, donc en restant dans la dépendance ? C'est kafkaïen !". (1)

Appel aux seniors

Les difficultés à résoudre sont nombreuses et la lenteur des décideurs politiques n'est pas le seul frein en la matière. Outre une certaine indifférence du monde politique, Serge Denis d'abord, pointe un certain fatalisme chez les personnes porteuses de longue date d'un handicap, surtout si elles sont isolées et non représentées, face à l'inaccessibilité des services. "Elles sont pourtant parfaitement légitimes pour réclamer davantage de confort sur Internet". Il y a, ensuite, des lacu­nes dans la sensibilisation au handicap parmi les nombreux métiers concernés : développeurs, graphistes, communicateurs… (2)

Tous ne font pas nécessairement appel aux seniors ou aux personnes handicapées pour tester les adaptations en circonstances ré­elles. "Qui peut prétendre avoir l’empathie suffisante pour anticiper les problèmes d’un senior avec une interface, ou d’une personne souffrant de trouble de con­centration ?, interpelle Vincent Leone. Ou qu'il maîtrise suffisamment les outils de navigation particuliers d’une personne aveugle ? Comment peut-on s’adresser à un public sans parler vraiment avec lui ?" Enfin, d’autres acteurs sont invités à se mobiliser : les associations spécialisées (pour dyslexiques, daltoniens, cérébrolésés, etc...), mais aussi les écoles d'enseignement spécialisé. Ensemble, ça ferait du monde…


Un Internet plus accessible

Acheter en ligne, réserver un train, remplir un caddy virtuel... Autant de tâches que les concepteurs de sites Internet ne pensent pas forcément adapter aux centaines de milliers de personnes qui, en Belgique, éprouvent un handicap permanent ou occasionnel, sévère ou léger. Dommage pour celles-ci. Dommage, aussi, pour les concepteurs de perdre ce public po­tentiel... Coûteux, ces aménagements d'accessibilité ? Pas nécessairement, du moins si l'on y pense tout au départ. À peu près 80 sites, dans notre pays, disposent du label AnySurfer, un projet de l'asbl Solidarité en vue qui veille au respect de WCAG. Qu'ils émanent du secteur public ou privé, tous les sites peuvent demander à se faire labelliser pour une durée de deux ans. Créée il y a une dizaine d'années par des bénévoles liés au monde de la malvoyance, l'organisation dispense aussi des conseils et des formations à tous les concepteurs de site intéressés par la propagation maximale des contenus sur PC, tablettes, smartphones...

Plus d'infos: www.anysurfer.be • 02/210.61.49