Consommation

Vendre la sobriété     

3 min.
(c)AdobeStock
(c)AdobeStock
Sandrine Warsztacki

Sandrine Warsztacki

Au Moyen Âge, un individu croisait entre 200 à 300 objets au cours d'une vie. Aujourd'hui, un ménage européen en possède en moyenne 10.000. Et dans certains foyers américains, on peut en dénombrer jusqu'à 300.000 ! Un enfant possède en moyenne 200 jouets, mais n'en utilise régulièrement qu'une douzaine…  Mais comment ces objets ont-ils pris une telle place dans nos vies ? Pourquoi y consacrons-nous autant de temps et d'énergie ?
Quand nous consommons, analysent les experts, nous ne cherchons pas seulement à atteindre un certain confort matériel. Acheter nous permet d'affirmer notre statut, suivre la mode ou, au contraire, afficher notre singularité. En 2010, le constructeur automobile indien Tata sort la voiture la moins chère du monde. Mais le côté "bon marché" de ce modèle, vendu 100.000 roupies (1.700 euros), déplait aux consommateurs de la classe moyenne. Flop commercial total...
J'achète donc je suis, résume Benoit Heilbrunn, professeur de marketing et auteur de "La consommation et ses sociologies" : "Au-delà du simple fait de posséder, la consommation nous expose à une myriade d'objets qui fonctionnent comme un langage permettant de s'exprimer". Les historiens font remonter les prémices de la société de consommation au tournant du 17e et du 18e siècle. Pour Heilbrunn, il existe un lien étroit à cette époque entre l'avènement du consumérisme et l'apparition de la notion d'identité : "À une société aristocratique fondée sur le rang, dans laquelle chacun occupe une place en fonction de sa naissance, s'est substituée une société démocratique dans laquelle chacun doit construire son identité pour se forger une place et exister."

Le dernier iPhone ne fait pas le bonheur
"Parce que je le vaux bien", "Source éternelle de jeunesse", "Elle n'est pas belle la vie ?", "Se réinventer chaque jour"… La publicité ne vend pas seulement des produits, elle promet du bien-être, de la puissance, la beauté éternelle... Si consommer répond à un besoin de s'affirmer comme individu, de nombreux observateurs y voient une quête quasi existentielle dans laquelle la consommation aurait remplacé la religion pour donner un sens à nos vies. Une quête vouée par essence à l'échec, car nos achats ne pourront jamais nous offrir le bonheur vanté par les slogans...
Ne nous arrive-t-il jamais d'acheter sous le coup d'une impulsion ? Pour tuer l'ennui, calmer une angoisse ou combler un vide ? Et lorsque nous obtenons ce que nous désirons, la satisfaction est souvent de courte durée avant que nous ne désirions un nouveau produit, qui nous rendra toujours plus jeune, performant, distingué... Il faut déconstruire l'imaginaire de la consommation, défend Benoit Heilbrunn. Pour ce spécialiste du marketing, c'est la sobriété qui mériterait une bonne campagne de publicité ! Consommer moins, c'est se donner plus de temps pour soi et ses proches, pratiquer un sport, faire du volontariat, etc. Autant d'activités qui ont, elles, un impact avéré sur notre bonheur : "Il faut que chacun d'entre nous réalise l'intérêt et le plaisir qu'il peut trouver à changer son rapport à la possession, au travail, au temps."

Un enjeu collectif
Dans son dernier rapport, le Giec souligne le caractère incontournable de la sobriété dans la lutte contre le dérèglement climatique. Consommer mieux – local, éthique, bio, etc. - ne suffit plus, il faut consommer moins. Parmi les solutions pour limiter le réchauffement climatique et ses conséquences les plus désastreuses, les experts du Giec pointent pour la première fois la nécessité de réguler la publicité. "Tant que la prospérité des entreprises qui s'adressent aux consommateurs continuera de dépendre des quantités vendues, les velléités de tendre vers une consommation plus sobre, voire vers une certaine déconsommation, se heurteront à l'énergie déployée pour entretenir le 'vouloir d'achat'", analyse Philippe Moati, professeur d’économie à l’université Paris-Cité et cofondateur de l’observatoire Société et Consommation.
Selon une étude récemment présentée sur The Conversation, le consommateur responsable souffre encore de stéréotypes négatifs. Il serait perçu, au choix, comme un intégriste, un ermite, un rabat-joie ou un snob. "Les injonctions culpabilisantes pour mieux consommer n'ont pratiquement aucun impact sur nos comportements", observe Benoit Heilbrunn, pour qui il faut déconstruire collectivement la place que la consommation occupe dans nos structures sociales, politiques et économiques.
Comment repenser notre modèle économique centré sur la croissance ? Comment réduire la consommation globale tout en garantissant à chacun un accès équitable au bien-être essentiel, à un logement et une alimentation de qualité, etc. ? Comment rendre la sobriété désirable ? Répondre à ces questions complexes nécessitera bien de faire appel à toutes les ressources de notre intelligence collective. L’enjeu est de taille : à force de consommer les ressources limitées de notre planète, cette sobriété pourrait bien s'imposer à nous de manière beaucoup plus brutale.