Jeunesse

Inceste : le silence décrié

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Soraya Soussi

Soraya Soussi

Ingrid, 26 ans, rentre d'une soirée. Elle est seule et décide de marcher jusqu'à son domicile. Ce soir-là, un jeune homme la viole dans une sombre ruelle. Comme dans un vieux film glauque. Mais pour Ingrid, c'était bien réel. Le traumatisme fait surgir des souvenirs enfouis dans sa mémoire. Ce viol n'est pas le premier. Mais à l'époque, elle était enfant et ça se passait à la maison...

Constats glaçants

Ingrid n'est pas un cas isolé : 20 à 24 % des filles de moins de 17 ans et 5 à 11 % des garçons ont subi des agressions sexuelles. Une grande majorité sont de nature incestueuse, selon l'Organisation mondiale de la santé (OMS). En 2023, la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) en France dresse un terrible constat après une enquête de grande ampleur de trois ans : un enfant sur dix est victime d'inceste.160.000
enfants subissent une agression sexuelle chaque année et 5,4 millions de femmes et d'hommes en ont été victimes dans leur enfance ! En Belgique, il n'existe aucun chiffre… Mais on peut supposer des constats similaires. L'association SOS Inceste Belgique a recensé 2.000 appels annuels en 2023 contre 1.200 en 2021.

Depuis la réforme du code pénal en juin 2022, la loi définit l'inceste comme tout acte à caractère sexuel commis sur un mineur par un parent direct (père, mère, oncle, tante, grands-parents, cousin, etc.) ou indirect (beau-père, belle-mère, demifrère, etc.) au sein de la famille, qu'elle soit biologique, d'accueil ou d'adoption. C'est la première fois que l'inceste est inscrit comme infraction à part entière dans le code pénal, avec comme effet des condamnations aggravantes. Dans la majeure partie des cas, les agressions sont répétées durant plusieurs années, selon la Ciivise. "Un enfant qui grandit avec cette réalité peut développer divers troubles", commente Lily Bruyère de l'asbl SOS Inceste Belgique. Les traumatismes complexes liés à l'inceste peuvent provoquer des conduites à risques, des troubles de la personnalité, de l'humeur et du comportement, des addictions, des dépressions chroniques, des troubles du comportement alimentaire, des tentatives de suicide et/ ou d'automutilation… Autant de séquelles psychiques qui agissent également sur la santé physique.

La mécanique du silence

Le silence qui entoure l'inceste est assourdissant. Un silence dont les causes sont complexes et multiples. "La violence est sexuelle, mais il est surtout question d'emprise, de pouvoir sur l'autre. Il y a une éducation, une chosification de la victime. Or, les adultes sont censés protéger les enfants", dénonce Lily Bruyère. L'enfant agressé par un parent perd totalement ses repères. Et il est très difficile pour la victime d'exprimer ce qui lui arrive.

C'est aussi ce qu'observe la police lors des entretiens avec les jeunes victimes. "Souvent, il y a la honte, la victime est trop gênée d'expliquer les faits, commence Jean-Pierre Van Boxel, formateur et inspecteur principal spécialisé en affaires de moeurs, d'agressions sexuelles et pédocriminalité dans une brigade judiciaire de Bruxelles. L'enfant peut être confronté à un conflit de loyauté : parler pourrait briser sa famille, condamner un parent. Il peut avoir peur des représailles de son agresseur, de ne pas être cru..." La culpabilité fait taire aussi : "On a pu lui faire croire qu'il était responsable de ce qui lui arrivait ou minimiser les faits, exercer un chantage affectif, etc."

Ingrid n'a pas gardé le silence de manière consciente. Elle a subi ce qu'on appelle aujourd'hui une "amnésie traumatique", un mécanisme puissant que le cerveau enclenche pour se défendre devant des faits traumatisants. Le viol qu'a subi Ingrid jeune adulte a réveillé les souvenirs enfouis dans sa mémoire. "Je pensais que je délirais. Pour en avoir le coeur net, j'ai demandé à une proche si j'avais inventé tout cela. Elle m'a répondu que non. Qu'elle avait été témoin de ces actes mais n'avait jamais osé rien dire."

Les victimes d'agression sexuelle développent inconsciemment des processus pour survivre au traumatisme, comme la minimisation des faits ou le déni (scotomisation de la réalité). La dissociation traumatique est également un trouble courant. L'état de sidération des victimes pendant l'agression provoque une paralysie émotionnelle et physique qui coupe à ce moment-là la personne d'elle-même.

Parler après #metoo

En 2021, dans la foulée du mouvement #metoo, de nombreuses personnalités, comme Camille Kouchner brisent le silence de l'inceste et créent une autre vague de protestation : #metooinceste. Sur le terrain, les associations comme SOS Inceste Belgique saluent la libération de la parole des victimes, mais se demandent si la société est prête à accueillir cette parole au niveau judiciaire, médical, etc.

Si les chantiers restent nombreux pour améliorer la protection des victimes, on ne peut nier une amélioration de leur prise en charge depuis l'apparition de ces #mouvements. La réforme du code pénal sur les violences sexuelles a permis des avancées majeures, comme une meilleure définition de l'inceste et sa reconnaissance comme infraction à part entière. La loi considère à présent qu’un mineur de moins de 16 ans n'a pas la possibilité d'exprimer son consentement lors d'un acte sexuel. Les jeunes victimes ne doivent enfin plus se justifier sur ce point ! Enfin, le délai de prescription pour porter plainte a été supprimé, répondant à une demande de longue date des défenseurs des victimes. "Avant, elles avaient une quinzaine d'années pour porter plainte. Passé ce délai, leur agression tombait dans l'oubli", rappelle la coordinatrice de SOS Inceste Belgique.

Certaines zones de police ont aussi développé des cellules spécialisées dans l'accueil des victimes de violences sexuelles : les Emergency Victim Assistance (EVA). De nouveaux centres de prises en charge des victimes de violences sexuelles (CPVS) ont été ouverts. On en dénombre actuellement dix sur le territoire. La formation des agents de police et des magistrats a aussi été renforcée, se félicite Caroline Poiré, fondatrice de l'asbl Defendere, spécialisée dans la défense des victimes de violences sexuelles. "Le système judiciaire doit faciliter la prise en charge des victimes. Ce n'est pas à elles de courir partout pour trouver de l'aide, pointe l'avocate pénaliste. Il existe aujourd'hui des ressources mais on doit encore développer le travail en réseau pour optimiser la prise en charge."

Le parcours pour obtenir justice peut être très long. En attendant, les victimes tentent de se reconstruire. Ingrid a rejoint l'association Brise le silence qui accompagne les victimes de violences sexuelles. Aujourd'hui, c'est elle qui écoute et accueille la parole des adultes dont l'enfance a été brisée. Afin qu'avec du temps et du soutien, ils puissent vivre avec leur histoire.

Victime ou proche d'une victime, vous cherchez de l'aide ?

1. Les CPVS se trouvent dans centres hospitaliers :

- Au CHU Saint-Pierre (Bruxelles) : 02 535 45 42 • cpvs@stpierre-bru.be
- Au CHU Liège : 04 323 93 11 • cpvs@chuliege.be
- Au CHRSM (Namur) : 081 72 62 62 • cpvs@chrsm.be
- Au CHU Charleroi : 071 92 41 00 • cpvs@chucharleroi.be
- À Vivalia (Luxembourg) : 063 55 63 30 • cpvslux@vivalia.be

Pour en savoir plus sur les CPVS, rendez-vous sur le site cpvs.belgium.be

2. SOS Viol

0800 98 100 • info@sosviol.be • sosviol.be

3. Des associations

- À Bruxelles, SOS Inceste Belgique : 02 646 60 73 • sosinceste.belgique@skynet.be • sosinceste.be
- À Mons, Brise le silence : 0488 80 06 26 • pascal.urbain@briselesilence.be • briselesilence.be
- Le site serviceaideauxvictimes.be répertorie les centres d'aides aux victimes en Région bruxelloise et wallonne.




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