Jeunesse

Vis ma vie de patient

6 min.
© Matthieu Cornélis
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Matthieu Cornélis

Matthieu Cornélis

L'association sTimul a établi ses quartiers dans l'ancien hôpital de Lubbeek, non loin de Louvain. Il y a quelques années, la salle de réunion où sont actuellement rassemblées les participantes était une salle d'opération, et le couloir par lequel elles sont arrivées, une aile du service hospitalier. Aujourd'hui, le bâtiment s'est mué en institution psychiatrique, à l'exception d'une partie du rez-de-chaussée, préservée telle quelle, où se déroulent des formations.

Les dix participantes – pour la plupart des aides-soignantes et infirmières en maison de repos et de soins – se dirigent deux par deux vers les chambres qui leur ont été attribuées. En chemin, elles découvrent les pièces ouvertes sur le couloir. Dans l'une, une flotte de chaises roulantes. Dans une autre, la salle de séjour où quelques fauteuils font face au téléviseur. Ensuite, la cuisine, une salle de bains avec baignoire adaptée et les chambres.

Chambre numéro trois. Olga et moi (1) y trouvons deux enveloppes dans lesquelles sont définis les rôles que nous devons chacun endosser. Olga expérimentera l'hémiplégie. Pour la paralyser, des poids lestent son poignet droit et sa cheville gauche. Un sparadrap, collé sur le coin de la bouche, indique qu'elle ne peut manger sans assistance. La tâche de la nourrir me revient. Difficile… Olga a pour instruction de refuser la nourriture liquide qui lui est tendue et ma tâche est systématiquement interrompue. Tantôt par un coup de téléphone, tantôt par les appels à l'aide successifs d'un - faux - collègue pour nettoyer les draps souillés de la chambre voisine, pour l'aider à soulever un patient… L'exercice exige des talents de négociateur et une patience à toute épreuve.

Autre chambre, autre défi : Olga, un casque antibruit sur les oreilles, se mue en femme âgée malentendante. Ma mission : l'emmener fissa à la consultation neurologique en chaise roulante. Une liste restreinte d'informations peuvent lui être données : mon nom, notre destination, le nom du médecin qui doit la recevoir. C'est tout. Arrivés devant la porte de la consultation, une dernière consigne : Olga doit être laissée seule, quatre minutes durant, devant la porte close de la consultation. Une fois le temps écoulé, il m'incombe de l'escorter, bredouille, vers sa chambre, et de l'informer que le médecin la recevra plutôt le lendemain.

"J'étais tellement seule et personne ne voulait me dire ce que je mangeais !"

L'humain derrière le patient

Ainsi s'enchaînent les exercices. Ils révèlent des difficultés, les frustrations… "Je ne voulais pas manger ce qui m'était imposé, témoigne ma partenaire après les mises en situation. Je ne me suis pas sentie respectée dans ce que je voulais. Je ne me suis pas sentie humaine." "Agressée, ajoute une autre participante alors qu'il lui est demandé de partager son ressenti après un repas "express" : J'étais tellement seule et personne ne voulait me dire ce que je mangeais !" Une dernière intervention conclut le tour de table : "J'avais le sentiment de ne pas être écoutée, d'être garée où on décidait de me mettre".

"C'est significatif des routines de travail qui laissent peu de place aux demandes des patients, conclut le formateur. Routines qui impliquent qu'on ne réfléchit plus comment le résident ressent les choses, qui nous poussent à aller à l'essentiel. Il y a tellement de protocoles que les soins sont donnés de plus en plus vite." Le danger, conclut-il, est d'oublier l'être humain qui se trouve derrière le patient.

Une crainte partagée par les participantes. "On a tellement l'habitude de poser certains gestes qu'on ne se rend plus compte qu'ils sont intrusifs", partage Céline Laudy, assistante de direction d'une maison de repos et de soins. D'où l'utilité de cette formation… "Se glisser dans la peau du patient permet d'en comprendre les conséquences. Je n'attends qu'une chose : participer à la formation longue !".


"Pourquoi l'esprit critique et le sens de l'humanisme semblent disparaître si vite une fois les étudiants devenus des professionnels ?"

Bien soigner

À l'origine du projet de l'association sTimul, trois fondateurs. Issus de l'enseignement en soins infirmiers et du secteur des soins aux personnes âgées, ils se questionnent sur "le manque de considération de l'humain" et sur "le peu de recul dans les pratiques des institutions" observées sur le terrain. "Pourquoi l'esprit critique et le sens de l'humanisme semblent-ils disparaître si vite une fois que les étudiants deviennent des professionnels ?". "Comment cela se fait-il que beaucoup de soignants utilisent inconsciemment les préoccupations organisationnelles et structurelles comme 'excuses' pour ne pas prendre le temps de 'bien soigner'" ?.

Ces questions, parmi d'autres, ont défini les deux piliers sur lesquels sTimul a bâti son projet. Le premier – l'approche de présence bienveillante – vise à redonner une responsabilité à la personne dépendante, et se positionne à l'opposé d'une attitude plus paternaliste du type "Je sais ce qui est bien pour vous". Le second pilier – la notion de care issue du monde anglo-saxon – évoque à la fois le souci et le soin de l'autre.

Ces deux concepts sont appliqués depuis 2008 dans une maison de repos et de soins factice où les professionnels de la santé peuvent y expérimenter la vie d'un résident. "C'est un laboratoire où le professionnel vit la vulnérabilité dans plusieurs domaines des soins, indique Herman Baerten. Ici, nous 'simulons pour stimuler' les 'bons' soins, humains, qui soutiennent la dignité", ajoute le formateur.

Deux jours de mise en situation

sTimul propose deux formules : une demi-journée de formation ou deux jours de mise en situation. Le séjour sur place bouleverse la plupart des participants. Il tient toutefois compte des limites de chacun.

Les rôles sont multiples et les maux divers : du diabète, de l'incontinence, de l'hémiplégie, de la cécité… Et demandent des talents éprouvés d'acteur. 24 heures durant, infirmiers, médecins, psychiatres, aides-soignants de profession se glissent dans la peau d'un patient. Et, si possible, à 100%. L'aveugle gardera un bandeau sur les yeux, des gants sont disponibles pour le diabétique ayant perdu la sensibilité dans les doigts, l'hémiplégique restera en chaise roulante…

"Les limites de chacun sont respectées, rassure Herman Baerten. L'incontinence, plutôt que de se 'faire' dessus, peut être simulée en versant un verre d'eau tiède dans son assise pour sentir ce que ça fait d'être mouillé durant deux ou trois heures." "Lors d'une session, ajoute le formateur, un participant n'a pas pu dormir car il ne savait pas s'il accepterait de se faire laver le lendemain. Infirmier depuis 30 ans, il ne s'était jamais interrogé sur l'impact de cet acte."

Des étudiants-infirmiers de troisième année se prêtent également au jeu en assurant la gestion de l'unité : planning, organisation des soins… Une expérience unique pour des jeunes en formation à qui sont confiées les rênes du service et qui s'essaient, souvent pour la première fois, à l'autonomie. En fin de session, les "patients" qui sont, rappelons-le, des professionnels de la santé, évaluent le travail des students qui les ont soignés durant 24 heures. Eux aussi bénéficient donc de la réflexion sur les soins davantage respectueux.


"Parfois frustré jusqu'à l'épuisement professionnel"

Virginie Laloux, psychologue, s'implique entre autres au sein de différentes équipes du Centre hospitalier universitaire de Namur (site de Godinne). Son approche est centrée sur le patient, où la dimension d'empathie prend tout son sens.

En Marche : Économies, rapidité des actes médicaux… Dans le contexte actuel, est-ce possible pour les soignants de bâtir une relation patient-soignant ?

Virginie Laloux : C'est effectivement de plus en plus compliqué. Il y a trop peu d'infirmiers dans les services, ils sont soumis à un stress quotidien causé par la charge de travail, les traitements toujours plus pointus qu'ils doivent administrer, les situations qu'ils rencontrent (fin de vie, problèmes aigus…). De façon bien légitime, leur attention est portée à la qualité de l'acte médical qu'ils posent, parfois au détriment du relationnel.

EM : De là à provoquer un conflit éthique entre l'efficacité nécessaire et le bien-être du patient ?

VL : Oui. Dans certains hôpitaux, des infirmières disent avoir l’impression de distribuer des chimiothérapies comme des plats au restaurant. Cet écart entre la réalité du terrain et leur idéal peut mener à la frustration jusqu’à un épuisement professionnel.

EM : Les valeurs qui les ont poussés dans la profession peuvent-elles être ébranlées ?

VL : Les infirmiers sont toujours motivés à donner le meilleur d'eux-mêmes aux patients. La plupart aiment leur travail et particulièrement le contact avec ceux dont ils s'occupent. Cependant, beaucoup déplorent un manque de temps pour les accompagner, eux et leurs familles, tel qu'ils le souhaiteraient.

EM : Certains désespèrent. Que faire ?

VL : Promouvoir le travail en pluridisciplinarité, par exemple. Les infirmiers peuvent de cette façon déléguer une partie de l’accompagnement à d’autres fonctions (infirmier de deuxième ligne, psychologue…). Cela peut être soulageant de savoir que d’autres professionnels sont là aussi pour le patient. Les lieux de parole dans les équipes de soins peuvent être aidants pour "déposer" les vécus difficiles et tenter de trouver ensemble des solutions pour surmonter les difficultés. Enfin, la formation continue, qu’elle soit centrée sur les compétences techniques ou des attitudes relationnelles, peut aider le soignant à être plus disponible et à s’ajuster au mieux dans la relation avec le soigné.