Environnement

Contrer le gaspillage vestimentaire

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Aurelia Jane Lee

Aurelia Jane Lee

Chili, désert d'Atacama. Des milliers de vêtements jonchent le sol et s'entassent dans une décharge à ciel ouvert (1). C'est là qu'aboutissent, au terme d'une vie souvent très courte, des pulls, t-shirts et pantalons de piètre qualité produits en masse par les enseignes de prêt-à-porter. D'un point de vue économique, l'intérêt de l'industrie vestimentaire est de vendre toujours plus, pas de créer des vêtements inusables. C'est ainsi que la fast fashion, ou mode rapide, s'est imposée depuis les années 2000, proposant à bas prix des vêtements conçus pour durer une seule saison. Vite démodés, vite abîmés, et vite jetés. Privilégiant la quantité à la qualité, "ces enseignes sortent non plus une collection par saison, mais jusqu'à 24 collections par an ! déplore Éric Schroeder, chargé de mission chez Ressources, la fédération des entreprises sociales et circulaires. Comme ces vêtements sont vendus à bas prix, cela favorise les achats impulsifs, non responsables, et génère un véritable gaspillage, car ces articles ne sont destinés à être portés que quelques fois et beaucoup ne seront finalement jamais portés."

La vente de vêtements en ligne a également explosé ces dernières années, en particulier avec la crise sanitaire (2). Cette formule donne lieu à des achats parfois irréfléchis et ne permet pas d'essayer les vêtements, regrette Éric Schroeder. Les consommateurs ont la possibilité de renvoyer – souvent gratuitement – la marchandise qui ne convient pas : "Mais ce que beaucoup ignorent, c'est que les retours sont généralement détruits plutôt que réinsérés sur le marché, parce que cela coûte moins cher au producteur."

Privilégier l'économie locale et circulaire

Pour éviter d'aggraver ce désastre écologique, que peut faire le citoyen, à son niveau ? "Avant tout, boycotter la fast fashion, recommande Éric Schroeder. Ensuite, donner les vêtements qu'on ne porte plus, mais encore en bon état (3), à une association locale qui pourra les revaloriser."
Passer par le circuit de l'économie sociale comporte de multiples avantages. Une partie des dons est acheminée auprès de personnes qui en ont besoin. Une autre est revendue dans des magasins de seconde main et les bénéfices de ces ventes sont investis dans des projets de solidarité (logement, éducation, insertion professionnelle, etc.). Quant aux textiles qui ne sont pas réutilisables en l'état, ils seront transformés ou recyclés.

En Belgique francophone, quelque 900 personnes sont employées dans le secteur de la collecte, du tri, de la réparation et de la revente du textile. Et 600 personnes volontaires s'y ajoutent pour des actions ponctuelles ou de renfort. "On crée de l'emploi local : des chauffeurs pour la collecte, des personnes pour trier les vêtements reçus, des vendeurs dans les points de revente. Cela permet la remise à l'emploi de personnes écartées du marché de l'emploi traditionnel. C'est le choix à privilégier tant d'un point de vue écologique que social et économique", fait valoir le chargé de mission chez Ressour ces.

L'aspect sanitaire constitue un argument supplémentaire : "Les vêtements neufs contiennent très souvent des composants chimiques qui ont une certaine toxicité, indique Éric Schroeder. Il est recommandé de toujours les laver avant de les porter. Les vêtements de seconde main ont l'avantage d'avoir subi déjà quelques lessives". Ils sont donc plus propres dans tous les sens du terme.

La récupération, un concept parfois… récupéré

Le marché de la seconde main connaît un certain essor, porté par le goût du vintage, le courant minimaliste (4) et un début de prise de conscience des consommateurs. Mais le concept est parfois récupéré par les grandes marques de prêt-à-porter, sans réflexions réelles sur les enjeux écologiques, regrette toutefois Éric Schroeder.

Ainsi, certaines chaînes proposent, depuis quelques années, de reprendre les vêtements usés. En échange de son dépôt, le client reçoit généralement un bon de réduction à valoir sur… un prochain achat. "Cela perpétue la dépendance, on remplace sa garde-robe à un rythme plus important." De plus, on ne connaît pas toujours la destination de ce textile, poursuit-il : "Il va sans doute être réutilisé en partie, mais généralement en dehors de nos frontières. Il n’est pas forcément de l’intérêt des producteurs de vêtements de remettre sur le marché local des produits de seconde main qui seront concurrents d’articles neufs. Et que fera-t-on des déchets ? Le recyclage coûte de l'argent et n'en rapporte pas. Économiquement, c'est parfois plus intéressant d'abandonner ces vêtements dans une décharge".

Toutes les initiatives ne se valent pas, nuance-t-il : "Certaines marques ont des accords avec des entreprises d'économie sociale auxquelles elles cèdent leurs invendus. Mais d’autres délocalisent cette activité en dehors de la Belgique, faisant concurrence aux circuits locaux, sans garantie sur les dimensions sociale et environnementale du projet”.

Consommer moins et produire mieux

Le réseau local doit être privilégié (5), plaide Éric Schroeder, qui s’interroge également sur certains pièges de la vente de seconde main en ligne, un secteur en plein essor. "Il y a un risque d'uberisation. Le client se retrouve en charge de tout le travail : prendre chaque article en photo, en rédiger la description, négocier son prix, l'emballer et l'expédier à l'acheteur. Pour finir, qu'est-ce qu'il y gagne ? C’est principalement la plateforme de vente en ligne qui récolte les fruits de ce travail. Sans parler de l'impact écologique, si vendeur et acquéreur habitent loin l'un de l'autre."

Si la seconde main reste une vraie alternative pour trouver des vêtements de qualité à des prix accessibles, l’enjeu de fond, rappelle Éric Schroeder, reste avant tout d’interroger nos modes de consommation : "On peut se demander, avant d'acheter un nouveau vêtement, si l'on en a vraiment besoin. Le mieux est de ne pas acheter tout de suite, de résister à l'impulsion première." À l’approche des fêtes de fin d’année, puis des soldes d’hiver, la frénésie d’achat est à son comble. En réaction aux excès du Black Friday, le mouvement du Giving Tuesday, né à New-York en 2012, se répand en Europe (6). Il met en avant la générosité et la solidarité par une journée consacrée aux dons de toutes sortes. La fédération Ressources, en partenariat avec le réseau français Envie, organise quant à elle le Green Friday pour sensibiliser aux alternatives responsables (7).

Mais le consommateur n'est pas le seul à devoir se remettre en cause, le producteur est tout autant concerné. "Si l'on ne change pas à la base notre façon de produire et de consommer, l'économie sociale et le recyclage ne seront bientôt plus envisageables". Et de pointer la raréfaction des textiles de bonne facture : "La durée de vie d'un vêtement dépend de sa qualité. Or, la proportion de vêtements de mauvaise qualité, issus de la fast fashion, augmente d'année en année et cela se répercute au niveau des dons, observe Éric Schroeder. Auparavant, on créait des vêtements quasiment inusables et réparables : c'est techniquement possible."


(1) Reportage de Martin Bernetti pour l’Agence France Presse.
(2) "Tendances du commerce de détail de la mode", Simone Ruseler, ubabelgium.be, 5 novembre 2021.
(3) Les bulles ne sont pas des poubelles. Trop souvent, on y trouve des vêtements souillés ou irrécupérables.
(4) Dans le sillage de livres à succès comme ceux de Marie Kondo (La magie du rangement) ou Dominique Loreau (L'art de la simplicité), cette tendance est aussi nourrie par des fashionistas reconverties. Voir par exemple Ma garde-robe capsule, par Caroline Surany et Violette Sauvage, Éd. Larousse, 2020.
(5) Ressources regroupe 80 magasins en Wallonie et 40 à Bruxelles (res-sources.be). On peut trouver aussi des brocantes ou bourses d'échange près de chez soi.
(6) "Giving Tuesday : découvrez le mois solidaire !", monasbl.be, 17 novembre 2021.
(7) "Green Friday 2021 – les alternatives à la surconsommation existent !", res-sources.be, 15 novembre 2021.

“Prolonger la vie du vêtement est toujours la meilleure solution"

En 2020, 28.387 tonnes de textiles usagés ont été collectées en Belgique via les bulles, les points de collecte en boutique et des actions menées avec des associations partenaires. En moyenne, 60 % est réutilisable (7 ou 8 % est revendu au sein des magasins de seconde main, le reste part dans une filière d'exportation). Reste 25% de déchets recyclés et 15% incinérés avec revalorisation énergétique.

Le recyclage des textiles reste une gageure : "Les matières mélangées ou synthétiques ne se prêtent pas facilement au recyclage, explique Éric Schroeder, chargé de mission chez Ressources. Les fibres textiles naturelles comme le coton ou la laine peuvent plus facilement être réutilisées. Cependant, elles le sont rarement pour la confection de nouveaux vêtements." Ainsi, 99% des vêtements ne font pas l'objet d'un recyclage à proprement parler, mais de ce qu'on appelle du décyclage ("downcycling") : ils sont transformés en rembourrage de sièges automobiles, en chiffons industriels ou en isolant thermique pour les bâtiments. La création de nouveaux vêtements implique pres que toujours de produire de la fibre vierge. Créer des vêtements neufs à partir de fibre usagée n'est donc pas optimal. D'autant que le recyclage a un coût énergétique lié au transport et au processus de transformation. "Les problèmes que pose la gestion de la fin de vie des vêtements doivent nous amener à repenser leur conception", explique Eric Schroeder. C’est le premier principe de l’économie circulaire et de la gestion des déchets, selon l’échelle de Lansink : éviter d’utiliser des matériaux difficilement dégradables, polluants, et viser la durabilité en produisant des objets réparables ou réutilisables.

Echelle de Lansink