Coronavirus

Déconfiner l'espace public

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(c)iStock
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Sandrine Warsztacki 

Sandrine Warsztacki 

C’est l’histoire d’un petit jardin qui s’est retrouvé sous le feu des projecteurs un peu malgré lui. Au début du confinement, un couple schaerbeekois installe un potager en bac devant leur garage inutilisé. Dans cette commune densément peuplée, ce petit coin de verdure improvisé suscite rapidement l’engouement des voisins qui viennent y ajouter leurs grains de courges. Mais la commune ne voit guère d’un bon œil ce qu’elle considère comme une "privatisation" d’une place de parking pourtant inutilisable... Le couple répond avec humour au zèle de l’administration en dotant le jardinet d’une plaque d’immatriculation. Il en faudra plus pour dérider les autorités locales. Un matin à l’aurore, des ouvriers communaux confisquent le jardinet.  

Début juillet, la Région bruxelloise organise un appel à projets invitant les citoyens à investir la ville pour y créer des lieux de détente. Pas de vacances prévues hors des murs de la ville ou de grandes manifestations pour égayer les rues de la capitale cet été? Décidés à ne pas se laisser abattre pour autant, les habitants sont nombreux à répondre de façon imaginative, proposant de transformer une grande artère en plage, nettoyer le canal en kayak ou fleurir les vitrines abandonnées avec la contribution d’artistes locaux. Parmi les projets élus : le fameux potager fait son retour, dans une version revisitée, suspendu en hauteur pour laisser place à un abri pour vélos !   

Urbanisme tactique

Né au tournant des années 2000 avec des initiatives comme le guerilla gardening (opérations pacifistes visant à faire fleurir le béton avec des bombes de graines) ou le guerilla benching (initiatives citoyennes visant à réinstaller des bancs en rue), le concept d’urbanisme tactique a regagné de la vigueur dans les villes étouffées par le confinement. Théorisé outre-Atlantique, il met à l’honneur la participation des citoyens dans les stratégies de renouveau urbain à travers des interventions ponctuelles et éphémères. Point de lourdes infrastructures ou de master plans tirés sur la comète, l’urbanisme tactique a l’ambition d’apporter des solutions souples pour répondre rapidement aux besoins des habitants. C'est aussi une invitation à questionner notre usage de la ville, à repenser la cité comme un bien commun. 

D'un coup de pinceau magique, c’est dans cet esprit aussi que des kilomètres de pistes cyclables sont venus colorer l’asphalte de Bruxelles, Paris, Londres, Barcelone, Bogota, etc., pendant la crise sanitaire. Résultat de politiques fonctionnalistes accordant la priorité absolue au trafic routier jusqu’à la fin des années 80, l’espace public est devenu une denrée rare, inégalement partagée. À Bruxelles, on peut estimer que 58 % de l’espace est réservé principalement aux voitures, contre seulement 37 % aux piétons, 2,5 % aux transports en commun et 2 % aux cyclistes. Aujourd’hui, la nécessité de se tenir à un mètre cinquante les uns des autres nous fait nous sentir encore plus à l’étroit. 

Mieux partager l’espace, c’est aussi mieux partager le temps. Afin d'éviter de saturer des transports en commun qui deviendraient alors propices à la propagation des virus, des expériences ont été menées en France pour encourager les travailleurs retournant au bureau à décaler leurs horaires. "Si on a souvent aménagé l’espace pour gagner du temps, on a trop rarement aménagé les temps pour gagner de l’espace", commente dans les colonnes de Libération, un groupe d’experts enthousiastes à l’idée de voir ce genre d’initiatives déboucher sur une réflexion plus globale sur les rythmes de la ville.  

De la calèche au vélo électrique 

Jadis la rue remplissait plusieurs fonctions. On y circulait à pied, à cheval ou en voiture. On y travaillait, faisait du commerce, donnait des spectacles. Ce n’est qu’à partir de la première moitié du XIXe siècle que la circulation a occupé toute la voirie, reléguant les marchands ambulants dans les halles, les artistes dans les théâtres et les piétons sur leur bout de trottoir. "L’usage des voies publiques appartient à la collectivité des citoyens ; ce n’est pas trop exiger que de vouloir que ceux qui y circulent autrement qu’en automobile le puissent faire librement, paisiblement et sans danger, en se conformant aux règles de la prudence et de l’attention ordinaires ; l’allure des automobiles, dans les agglomérations urbaines, doit, en tout état de cause, être vraiment modérée", jugeait le tribunal de Bruxelles à propos d’un accident datant…de 1914.

Bien davantage qu’un lieu que l’on se contenterait de traverser distraitement pour se rendre au travail ou à l’école, la ville est aussi un terrain de jeux pour les enfants, une piste d’athlétisme pour les sportifs du bitume, une agora où refaire le monde entre voisins, un musée à ciel ouvert… L’espace public gagnerait à être plus équitablement réparti entre ses différents usages et entre ses usagers, hommes et femmes, jeunes et séniors, mobiles ou moins valides, nantis ou précaires. Tout un chantier ! Mais si la crise sanitaire a révélé nos fractures, elle a aussi démontré notre capacité d’innover pour adapter nos villes aux défis sociétaux et environnementaux qui se posent et se poseront encore à nous.