Environnement

Des moutons sur la Semois

6 min.
© Valentin Bianchi
© Valentin Bianchi
Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

Il faut se lever tôt, en Wallonie, pour voir un tracteur agricole traverser une rivière champêtre classée "Natura 2000" et, moteur rugissant, grimper les berges de l'île adjacente. A fortiori avec, dans son bac, un mouton un brin affolé, agitant les pattes dans le vide et maintenu par deux solides gaillards campés de part et d'autre du "bedot". Cette scène peu commune, nantie de toutes les autorisations administratives nécessaires, s'est déroulée il y a peu à Vresse-sur-Semois, une bourgade nichée au sud de la province de Namur.

Ce jour-là, le village de 260 âmes est en effervescence. L'école communale s'est vidée de ses 35 enfants qui, par le pont enjambant la rivière, ont rejoint la "Croisette", vaste prairie située en parallèle de l'île d'un peu moins d'un hectare, pour assister au spectacle. Le retour des moutons est, assurément, l'attraction majeure de la fin de l'année scolaire. Chacun se doit d'y assister, du bourgmestre qui vient serrer la pince de ses administrés jus­qu'aux riverains campés sur leur terrasse, en passant par les éleveurs locaux et les responsables des contrats de rivière impliqués dans l'opération (Haute Meuse et Semois Chiers).

Des ponts visuels à retrouver

Il y a quelques années, les habitants du village en ont eu marre des grands arbres qui barraient le paysage au fond de leur vallée. "D'une rive à l'autre, on ne pouvait même plus s'apercevoir, explique un commerçant spécialisé dans la vente d'articles liés au  tabac de la Semois. Le village était coupé en deux". De là, l'idée de redonner à la petite île son aspect d'antan, dûment attesté par les cartes postales des années d'après (Première) guerre mondiale : une vaste prairie entretenue par fauchage et pâturage et plantée d'arbres fruitiers.

Aussitôt imaginé, aussitôt réalisé. Contactée, la Fondation Roi Baudouin, propriétaire du site depuis plus de vingt ans, prend les choses en main avec tous les acteurs locaux. On rase la jungle qui s'était érigée sur l'île, on organise un grand feu festif avec le bois récolté, on inventorie les espèces animales et végétales à protéger. Très vite, l'ennemi est identifié : il s'agit de lutter contre l'envahissement du site par les orties et les Balsamines de l'Himalaya, une jolie plante invasive qui a pourtant la fâcheuse manie d'étouffer toute végétation concurrente. 

Des tondeuses écologiques de premier choix

Reste à choisir la race de mouton qui fera office de tondeuse écologique en complément du fauchage mécanique. Il s'agira de "Roux ardennais", une variété locale qui a été à deux doigts de disparaître à la fin du XXe siècle et connue pour sa rusticité : elle peut passer plusieurs mois sur l'île quasiment sans soins vétérinaires, y compris pour l'agnelage. "En 2016, deux agneaux sont nés sur l'île, commente Vincent Dehon, propriétaire d'une partie des six moutons transbahutés sur l'île. Le village a adoré ! Tout le mon­de se promenait sur les berges pour les voir grandir". Porteur d'un enthousiasme contagi­eux, l'éleveur est serein pour ses animaux. "Dès qu'un mouton boîte ou semble malade, on me téléphone. Les riverains ont mon numéro direct et mes moutons sont un peu les leurs..."

Tout le monde sort gagnant de l'opération. Les villageois, par exemple, se sont réappropriés leur île. "Il faut des initiatives comme celles-là pour conserver les villages en vie, explique une  des enseignantes qui accompagnent les écoliers. Par ici, à part les brocantes et les marchés de Noël, il n'y a pas grand-chose à faire". Les édiles communaux et les membres du syndicat d'initiative sont aux anges : depuis qu'on a rasé les arbres de l'île (excepté un grand frêne pour offrir de l'ombre aux moutons), c'en est fini des déchets plastiques qui, charriés par la rivière et stoppés nets par les arbres morts lors des crues, formaient un spectacle désolant pour les milliers de kayakistes estivaux. Des fraies ont également été aménagées pour les pêcheurs qui, manifestement, s'accommodent de la présence de cygnes et de canards dans leur zone de prélèvement. Pour la plus grande joie des promeneurs.

Elle est loin, l'Afrique en guerre...

Accroupi au bord d'une bassine, S., petit Africain arrivé récemment en Belgique et logé au centre Fedasil tout proche, ne peut détacher son regard d'un poisson qui s'agite dans le récipient. Du haut de ses quatre ans, c'est probablement la première fois qu'il voit de si près des animaux aquatiques. Dans son dos, les agents du service de la pêche exposent des dizaines de truites, barbeaux et chevesnes dont ils expliquent les mœurs aux enfants de primaires et maternelles. Plus loin, un autre groupe est invité à pêcher des insectes aquatiques, mollusques et autres crevettes d'eau douce dans le tapis flottant de renoncules ; et, ensuite, à les scruter à la loupe ou au microscope.

Pas de doute : un "bateau tracteur" faisant le taxi pour des moutons, c'est déjà un spectacle en soi. Mais la microfaune des rivières grossie cent fois au binoculaire, c'en est un autre. Qui, pour le coup, s'avère aussi "un excellent message sur la qualité de l'eau des rivières", commente l'institutrice de S. Qui, déjà, pense à rebondir sur ce thè­me pour ses leçons de septembre.

Bienvenue veaux, vaches, moutons !

L'éco-pâturage a le vent en poupe : un "plus" pour l'en­­vironnement. Mais aussi pour la santé, vecteur d'une meilleure qualité de vie jusque dans les quartiers ou­bliés des grandes villes.

Qu'elles sont belles et tranquil­les, les forêts de nos régions ! Sauf qu'en Belgique, les massifs boisés ont tendance à s'étendre spontanément et à coloniser rapidement des sites abritant une faune et une flore spécifiques, devenues parfois bien plus rares que celles qu'on trouve sous les grands arbres. Raison pour laquelle, depuis plus de trente ans, les gestionnaires de plusieurs réserves naturelles se sont adjoint la collabo­ration d'aidants à quatre pattes : moutons, chèvres, vaches et même chevaux, généralement choisis pour leur rusticité. Comprenez : ils résistent aux parasites et aux con­ditions météorologiques exige­antes sans trop d'intervention humaine. La Montagne Saint-Pierre, au nord de Liège, proche des vallées du Geer et de la Meuse, en est un bel exemple, où 150 hectares de pelouses sèches et de rochers ont été sauvés de l'envahissement grâce à plusieurs géné­rations de moutons "Mergeland" et "Roux ardennais" au bénéfice  (notamment) de rares et superbes orchidées.

L'avantage de cette faune semi-domestique est de faire conserver aux sites les plus fragiles leurs attraits écologiques, qu'il s'agisse de fleurs, d'insectes, d'oiseaux, d'amphibiens... à chacun sa tâche : si les moutons peuvent être utilisés com­me des tondeuses (ils mangent les végétaux au ras du sol), les chèvres, elles, se révèlent de redoutables débroussailleuses et sont capables de freiner l'avancée des arbustes ligneux les plus coriaces.

Berger, métier à réinventer

Si simple qu'il suffisait d'y penser ? Pas si vite ! Tout l'art du gestionnaire con­siste à choisir la bonne race animale, à la laisser paître suffisamment longtemps mais pas trop. Gare en effet aux excréments en sur­nom­­bre, qui pourraient trop enrichir le sol. Et, dès lors, favoriser les espèces végétales plus banales. L'éco-pâturage façon XXIe siècle est tout un art qu'on aurait tort de comparer au simple retour à la gestion extensive des espaces naturels pratiquée par nos ancêtres bergers. "L'éco-pâturage ne renonce pas aux techniques plus modernes comme les mini-tracteurs munis de pneus très larges ou de lames de fauche spécialement adaptées", commente Xavier Janssens, responsable d'un projet de restauration de centaines d'hectares de prairies fleuries, mené en Gau­me et dans le sud de l'Ardenne avec des agriculteurs.

Vaches Galloway ou Highlands, moutons Ouessant, Soay, Skudde ou Roux d'Ardenne... Autant de races - généralement lointaines, parfois indigènes - déboulant tous azimuts dans nos campagnes et susceptibles d'être croisées par des cohortes de plus en plus nombreuses de randonneurs de la Gaume au Westhoek en passant par le Condroz ou le Brabant flamand.

Dans la foulée des gestionnaires de réserves naturelles, d'autres acteurs ont succombé au charme des animaux à poils et à cornes : des intercommunales, par exemple, comme Igretec, qui fait paître dans le Hainaut des moutons autour de ses stations d'épuration. à Charleroi, ce sont plusieurs terrils qui, depuis l'année dernière, ont été fréquentés par des boucs puis par des moutons sous l'égide du programme européen Interreg. Objectif : venir à bout d'arbustes bien connus pour leur attractivité envers les papillons (les Buddléias)  mais qui s'avèrent, par leur caractère invasif, des vecteurs de banalisation de la flore et de la faune entomologique.

Des gosses plus actifs

Sans oublier, bien sûr, la fonction sociale et de santé communautaire, assurée par ces pâturages. "Contrairement à ce qu'on pourrait penser, les riverains des terrils fréquentent et connaissent très peu ce qu'ils voient comme des "machins" un peu si­nistres, explique Annick Marchal, chargée de mission à Espace Environnement. En y installant des troupeaux, on incite les enfants à sortir de chez eux pour des loisirs plus actifs et dynamiques, et à ouvrir leur regard. Leurs parents ne connaissent pas forcément la Chaîne des terrils qui passe derrière leur jardin : les troupeaux servent d'incitants à la découverte". Xavier Janssens, depuis la Gaume, ne dit rien d'autre lorsqu'il rappelle que tous ces sites, dès lors qu'ils sont broutés par des moutons ou des bovins, ne sont plus pulvérisés de produits chimiques. Un bienfait, aussi, pour les promeneurs, sans oublier les éleveurs concernés.