Environnement

Devoir de vigilance : des multinationales sur la sellette

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Plus de 110.000 personnes seraient expropriées de leurs terres pour la construction du East African Crude Oil Pipeline (c) Thomas Bart
Plus de 110.000 personnes seraient expropriées de leurs terres pour la construction du East African Crude Oil Pipeline (c) Thomas Bart
Soraya Soussi

Soraya Soussi

Ouganda, 2006. Des sources de pétrole, situées sous le lac Albert, sont convoitées par les chercheurs d'or noir. L'équivalent de 6,5 milliards de barils de pétrole brut, dont 2,2 sont exploitables. Une véritable poule aux œufs d'or. C'est le géant pétrolier français TotalEnergies et la China National Offshore Oil Corporation (CNOOC) qui raflent le contrat. Pour transporter ce pétrole jusqu’à l’océan Indien, l'entreprise française prévoit de construire le plus grand oléoduc au monde : un pipeline de 1.443 km traversant l'Ouganda jusqu'au port de Tanga, en Tanzanie. Son nom : l'East African Crude Oil Pipeline (EACOP). 

Des organisations de la société civile locale et internationale s’inquiètent des impacts désastreux de ce projet titanesque entamé en février 2022. Plus de 110.000 personnes seraient expropriées de leurs terres, alors que l'agriculture représente la principale source de revenus de la population locale. Près de 2.000 km2 de réserves naturelles abritant des écosystèmes fragiles et des espèces menacées d'extinction seraient mises en péril. Le plus grand bassin d'eau douce en Afrique, le lac Victoria (voir carte) dont plus de 40 millions de personnes dépendent, pourrait être menacé par la pollution que provoquerait cet immense tuyau chauffé. De plus, l'EACOP va à l'encontre des objectifs de l’accord de Paris sur le climat de 2015, à savoir qu'aucun nouveau projet d'énergie fossile ne doit naître si l'on veut espérer limiter à 1,5°C la hausse des températures à l'horizon 2050. Si le projet de Total aboutit, il émettra jusqu'à 34,3 millions de tonnes de CO2 par an, soit bien plus que les émissions de l'Ouganda et la Tanzanie réunies. 

Une loi pour un "business" éthique

La résistance s'organise. En juin 2019, quatre organisations ougandaises (Afiego, Cred, Nape/Amis de la Terre Ouganda et Navoda) et deux françaises (les Amis de la Terre France et Survie) s’appuient sur la loi relative au devoir de vigilance votée en 2017 en France, pour saisir la justice française et mettre en demeure le géant pétrolier. C'est la première fois qu'une entreprise de cette envergure doit répondre de ses actes en matière de droits humains et environnementaux. 

Mais concrètement, c'est quoi le devoir de vigilance ? Selon cette loi française, toute entreprise nationale doit démontrer qu'elle respecte et fait respecter les droits humains, sociaux et environnementaux dans l'exercice de ses activités : respect des terres et des populations locales, des droits des travailleurs, de l'environnement, etc. Et ce, tout au long de sa chaîne de valeur (d'approvisionnement). Cela signifie que toutes ses filiales, ses sous-traitants et ses fournisseurs doivent également respecter ces droits fondamentaux, où qu’ils soient dans le monde. 

Si ce devoir n'est pas rempli, les victimes ou leurs représentants peuvent porter plainte auprès de la justice du pays d’origine de l’entreprise. C’est ainsi que des organisations françaises et ougandaises ont porté plainte contre TotalEnergies, qui a été mise en demeure par la justice française. Le géant pétrolier a, ensuite, eu un délai de trois mois pour présenter un plan d'aménagement conforme au devoir de vigilance et dialoguer avec les victimes ou leurs représentants. Après trois ans de batailles procédurales, le plan de TotalEnergies ne convainc toujours pas les plaignants qui assignent l’entreprise en justice. 

Dans les faits, ce sont principalement des organisations qui se portent partie civile s’il y a violation des droits. "Face à des multinationales, les victimes en tant que citoyens sont souvent soumises à des pressions en tout genre. Les victimes peuvent également rencontrer des difficultés d'accès à cet outil juridique pour des questions administratives ou financières, etc.", complète Sophie Wintgens, chargée de recherche sur le commerce international "CNCD-11.11.11", membre de la coalition des organisations de la société civile belge autour du devoir de vigilance. 

Le procès s’ouvre le 7 décembre, au Tribunal judiciaire de Paris. Si les parties civiles remportent la victoire, le géant pétrolier pourrait se voir obligé de réparer les dommages causés et à d’indemniser les populations des régions déjà touchées par l’oléoduc (devoir de réparation), voire d’abandonner totalement son méga-projet.

Un mouvement européen amorcé

D'autres gros poissons sont dans le collimateur des organisations de défenses des droits humains, sociaux et de l'environnement. Le 26 octobre dernier, BNP Paribas Fortis a été la première banque mise en demeure par les organisations non gouvernementales "Notre affaire à tous" et "Oxfam France", rejointes par "les Amis de la Terre". En cause : son financement dans de nouveaux projets d'énergie fossile. Une affaire liée à celle de TotalEnergies puisque BNP Paribas est le financeur principal de l'entreprise pétrolière. 

Côté belge, il n'existe pas encore de loi sur le devoir de vigilance.  Mais des entreprises belges sont dans le collimateur de la société civile. À titre d’exemple, SIAT, active dans la production d'huile de palme et de caoutchouc en Amérique latine et en Afrique, a été dénoncée par la coalition belge contre la faim. Cette dernière l'accuse d'accaparer les terres des habitants et de bafouer de nombreux droits fondamentaux de la population en Côte d’Ivoire, au Ghana et au Nigeria. Sous la pression des organisations de la société civiles, l'entreprise s'est engagée à envoyer une délégation dans les pays concernés ce mois de novembre.  

Au sein de l’Union européenne, l’Allemagne et les Pays-Bas s’apprêtent à voter une loi sur le devoir de vigilance, bien qu’elle varie sur divers points par rapport à la loi française. La Norvège et la Grande-Bretagne s’alignent également sur une loi similaire. Une directive européenne sur le devoir de vigilance est sur la table des négociations des États membres de l'UE. Après avoir approuvé la proposition en février dernier, elle doit désormais être approuvée par le Parlement européen et par le Conseil de l'UE. Il faudra ensuite compter deux ans pour que la loi s'applique dans les différents pays membres. 

 

La Belgique pourrait donner l’exemple

Le parcours législatif du devoir de vigilance à la belge, entamé en avril 2021, a été stoppé en septembre de la même année. Point de blocage principal : l’intégration des PME. Une coalition belge de la société civile se mobilise pour réactiver le dossier et faire de la Belgique un exemple européen en matière de droits humains et environnementaux.

En septembre 2021, le Parlement fédéral a organisé une audition autour de la proposition de loi relative au devoir de vigilance. Les députés ont entendu des experts, des représentants syndicaux, des organisations de la société civile belge - dont le CNCD et WeSocialMovement (ONG du MOC) font partie, des membres de la Fédération des entreprises belges (FEB) et des représentants d'entreprises de divers secteurs. Mais depuis lors, le dossier a été mis au placard.

La proposition de loi belge est bien plus ambitieuse que celle de ses voisins européens car elle concernerait tous les types d'entreprises, multinationales mais aussi les PME. Si la Fédération des entreprises belges (FEB) et certains partis ne s'opposent pas pleinement au devoir de vigilance, ils s'inquiètent toutefois de l’application d’une loi aussi "sévère" aux petites entreprises. Ces obligations engendreraient, estiment-ils, une perte de concurrence face aux entreprises européennes voisines, avec le risque que certaines entreprises belges délocalisent leurs activités. Sophie Witgens, membre du groupe de travail qui élabore un plaidoyer sur le devoir de vigilance à divers niveaux de pouvoir (national, européen et international), se veut rassurante : "Il y a des mesures d'accompagnement (administratif et financier) qui sont prévues dans la proposition de loi belge pour éviter de les livrer à elles-mêmes et qu'elles puissent remplir leur devoir correctement. Le principe de "proportionnalité" est également au cœur du texte de proposition de loi. "Il impose, comme son nom l'indique, des obligations qui sont proportionnelles à la taille de l'entreprise mais aussi à son degré d'influence tout au long de sa chaîne de valeur." Par ailleurs, Sophie Witgens signale que "des PME belges, actives dans les secteurs du textile et de l’alimentaire principalement, appliquent déjà les principes du devoir de vigilance de manière volontaire." 

En 2024, la Belgique assurera la présidence de l'Union européenne. Les organisations de la société civile belge entendent exercer une pression auprès de nos dirigeants afin que notre pays et les entreprises belges fassent figure d'exemple en matière de respect des droits humains, des libertés fondamentales, de droit à la santé et à la sécurité des personnes et de préservation de l'environnement.