Environnement

Le murmure des arbres

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© Jupiter-Films.com
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Mathieu Stassart

Mathieu Stassart

La vie secrète des arbres est le titre du livre du forestier allemand Peter Wohlebben, paru en 2015. Fort de son succès, il a fait l'objet d'une adaptation au cinéma : L'intelligence des arbres. On y découvre la forêt sous un jour nouveau. Elle est envisagée comme un tout, un grand ensemble rempli d'une vie sociale riche et constante. Entre eux, les arbres sont connectés par un gigantesque réseau formé d'une association de racines et de champignons. Ceux-ci poussent au coeur des racines et leur fournissent des nutriments et de l'eau. En échange, les arbres partagent avec eux jusqu'à un tiers des produits de leur photosynthèse, dont le sucre. Ce réseau sousterrain gargantuesque forme "l'Internet de la forêt", explique Peter Wohlebben. Des interactions confirmées par une équipe scientifique de l'Université de Colombie Britannique (Canada), qui s'intéresse aux relations entre végétaux.

Solidarités familiales

Au sein de la forêt, plusieurs générations d'arbres cohabitent. Les "arbres- mères" veillent sur leurs petits, les protègent, les nourrissent. Ces créatures végétales sont capables de communiquer et de s'avertir des dangers qui planent autour d'elles. Lorsque des chenilles décident de faire d'un arbre leur repas, celui-ci prévient ses congénères de l'attaque subie. Ainsi, ils peuvent anticiper le danger. De plus, la victime jugule elle-même l'attaque. Par exemple en rendant ses feuilles toxiques ou en émettant des substances qui attireront à elle les prédateurs des gourmands insectes.

L'entraide végétale

Peter Wohlebben raconte avoir observé avec stupéfaction des souches d'arbres vivantes. Sans feuilles, celles-ci sont pourtant incapables de produire elles-mêmes les apports nutritifs nécessaires à leur existence. Comment, dès lors, survivent-elles ? Grâce aux arbres bien-portants qui, via le réseau de racines, leur fournissent les nutriments nécessaires. L'entraide fait donc partie intégrante de la vie forestière. Le livre et le film emploient des termes comme "arbres-mères" ou "intelligence végétale", ils évoquent les émotions des arbres, l'entraide... Une révolution, dans notre manière de concevoir le monde végétal, qui a fait l'objet de critiques. Certains accusant le film de faire de l'anthropomorphisme − c’est-à-dire d'attribuer aux végétaux des caractéristiques propres à l'être humain.

Lucienne Strivay, anthropologue de la nature à l'Université de Liège, revient sur cette critique : "D'un point de vue pédagogique, le langage employé dans le film est la manière la plus efficace de faire passer un message. Parler d''arbre-mère', ça résonne directement pour le public. L'arbre-mère donne naissance à des rejets. Même s'il ne les allaite pas, le résultat est le même. Ensuite, l'anthropomorphisme n'est un péché que dans une perspective naturaliste", c'est-à-dire la représentation − héritée de la philosophie cartésienne et encore dominante chez nous − où l'homme fait figure d'exception et est le seul à posséder une "intériorité, un esprit, une âme", explique Lucienne Strivay. "On sent que ce qui hérisse certains scientifiques ou certaines personnes très rationnelles, c'est qu'on puisse employer le mot 'intelligence' en parlant de végétaux. Or, on pourrait se poser la question 'Qu'est-ce que l'intelligence lorsque ce n'est pas humain ?' Il existe bien d'autres manières d'interpréter l'intelligence que nos for mes de langage. Nous ne sommes pas accoutumés à concevoir le contenu de mots comme cons cience ou intelligence de manière plus souple et plus large que celle de la rationalité cartésienne."

Notre vision du monde à l'épreuve

Notre manière d'être au monde ressemble un peu à des lunettes déformantes dont on aurait oublié, avec le temps, qu'elle sont posées sur notre nez. Ainsi, il est encore difficile pour l'homme occidental de se représenter d'autres êtres comme intelligents, car ils ne sont pas dotés de la même structure que lui. "On est bloqué par nos con naissances. Heureusement, nous sommes toujours curieux."

Une remise en question

Cet héritage de Descartes − séparant l'homme du reste du monde − se voit de plus en plus ébranlé, enchaine l'anthropologue. "L'apparition de problèmes comme le réchauffement climatique, la pollution, la dégradation générale de la planète… a provoqué, chez une partie du grand public, une remise en question du progrès comme valeur forcément positive. À partir de là est apparue une série de réflexions concernant le vivant qui, jusqu'à présent, n'avaient pas encore intégré la question végétale."

Les végétaux, ces êtres sociaux…

Les arbres communiquent entre eux, s'envoient des messages. Loin de notre représentation habituelle d'une vie végétale solitaire, ils seraient donc, comme l'homme et les animaux, des êtres sociaux. "À partir du moment où on concède aux animaux des formes de sociabilité qui seraient difficiles à mettre en doute aujourd'hui, on ne voit pas pourquoi il y aurait un obstacle supplémentaire à les reconnaitre aux végétaux. Cette sociabilité, certes, se décline différemment. Certaines plan tes, sans doute, sont plus solitaires. D'autres s'organisent, comme c'est le cas dans une forêt. En anthropologie comme dans le reste, il faut réaliser que tout est dans tout. Nous ne som mes pas des exceptions. Partout, les êtres communiquent con stam ment entre eux et avec les autres espèces."

… et sensibles

En Suisse, la dignité des plantes est reconnue depuis 2008. La Commission fédérale d'éthique pour le génie génétique dans le domaine non humain (CENH) reconnait aux plantes une valeur morale. Elle considère dès lors que ces plantes doivent être respectées en tant qu'"organismes individuels doués d'intérêts propres" (1). La commission helvète avait déjà, en 2003, introduit une loi destinée à améliorer le statut juridique des animaux. Si la législation suisse fait encore figure d'exception, elle démontre en tout cas qu'il est possible d'actionner des leviers de changement.


"D'un seul coeur"

Tels sont les mots pour décrire la forêt, de la bouche de Tereas Ryan Smhayetsk, scientifique de l'Université de Colombie Britannique. Interrogée dans le film L'intelligence des arbres, elle explique que son peuple, les Tsimshians (un peuple autochtone d'Amérique du Nord) connait et comprend depuis longtemps les relations entre les arbres. Qu'aurions-nous donc à apprendre des autres cultures ? "Passer d'un modèle d'exploitation à un modèle d'intégration", ajoute Lucienne Strivay. Autre peuple amérindien, les Haïdas sont connus pour leurs qualités de sculpteurs et leurs grands totems de bois. "Chez eux existent depuis longtemps des règles de gestion de la forêt. S'ils décident de couper, ils procèdent à une sélection minutieuse. Car la forêt a besoin de garder des arbres pour le futur. Et ils considèrent ceux-ci comme l'héritage de leurs enfants et leurs petits enfants."

Les limites d'un modèle

De quoi sérieusement nous faire réfléchir sur notre modèle productiviste, qui exploi te la forêt sans considération. "Nous n'avons plus le sens des conséquences, ou trop peu. La croissance a une fin, et cette fin ne dépend pas d'une idéologie mais du fait que nous disposons de ressources limitées. Les humains doivent bien se dire que s'ils continuent ainsi, c'est à eux-mêmes qu'ils feront du tort. La planète, elle, se retapera. Ce ne seront plus les même vivants qui l'habiteront, mais tant que le soleil ne sera pas en expansion, la terre restera là, avec ou sans humains."

Dans L'intelligence des arbres, Peter Wohlebben tire la sonnette d'alarme. L'exploitation mécanique cause à la forêt de sévères dommages. Les engins tassent le sol et détruisent de manière irrémédiable son réseau de communication sousterrain. Le forestier allemand milite pour l'arrêt du débardage mécanique et un retour à l'utilisation du cheval. Contrairement à la machine, l'animal circule entre les arbres sans les endommager. "Ça freinera la productivité et on a tout intérêt à le faire", conclut Lucienne Strivay. "Il faut voir la forêt autrement. Et pour cela, un changement de mentalité est nécessaire. Qui ne peut venir que de l'information, de l'échange interpersonnel. C'est le levier de modification le plus probable. Et pour ça, nous avons besoin d'une force de positivité importante. De nombreuses gouttes d'eau sont nécessaires avant de former une grotte."