Environnement

Trois roues pour le troisième âge

6 min.
Plus d’une centaine de voyages de longue durée ont été organisés à travers les fjords danois, les paysages d’Australie ou du Canada par les membres du réseau Cycling without age... (c) Nicolaj Malmqvist
Plus d’une centaine de voyages de longue durée ont été organisés à travers les fjords danois, les paysages d’Australie ou du Canada par les membres du réseau Cycling without age... (c) Nicolaj Malmqvist

Avec la précaution qu’on prend pour manipuler les objets précieux, Madame Michelet nous tend un cadre de bois qu’elle a décroché du mur de sa chambre, dans la maison de repos du CPAS de Woluwe-Saint-Lambert. Sur la photo, elle pose assise à l’avant d’un cyclo-pousse conduit par un bénévole souriant. Mais c’est sur la bâtisse de brique rouge à l’arrière-plan qu’elle veut attirer notre attention. Cette maison où elle a passé toute sa vie, à deux pas des avenues d’Orion et de la Croix du Sud. Dans les années 50, le quartier de logements sociaux des Constellations qui borde l’autoroute de Liège n’est encore qu’une vaste étendue de buttes ensablées où les enfants viennent jouer. "À part les camions du chantier, il n’y avait rien. Un jour, un ouvrier perdu m’a demandé ‘où est-ce qu’ils ont bien pu aller chercher des noms de rue pareils ?’. Je lui ai répondu : ‘là-haut dans le ciel !’ ", s’amuse la vieille dame en levant des yeux rieurs vers le plafond." Et puis il y avait les moutons, par centaines, qui venaient rôder autour des maisons ", poursuit-elle, plongeant un peu plus profondément dans le flot de ses pensées. Le sable, les moutons, les étoiles… "C’est très émouvant pour les résidents de retourner devant le lieu où ils ont vécu. Leur quartier, ça fait partie de leur identité, observe Laure Tetart, éducatrice à la maison de repos. Les bénévoles apportent une ouverture vers l’extérieur, cela montre que la maison de repos n’est pas un endroit fermé au monde."

Apporter un peu de plaisir aux gens, c’est ce qui rend le plus heureux dans la vie

 

Avant de passer à l'électrique, Timothy Cooper teste le projet avec un rickshaw manuel


"Un jour, on est passé devant l’ancienne maison d’une dame où vivaient toujours des membres de sa famille. Tout le monde s’est retrouvé sur le trottoir pour une photo", se souvient Timothy Cooper, avec bonheur. Cycliste actif et militant, il a découvert le projet Cycling without ageune initiative danoise, dans la revue du Gracq, l’association des cyclistes quotidiens. "Apporter un peu de plaisir aux gens, c’est ce qui rend le plus heureux dans la vie. Donner plutôt que consommer, se focaliser sur l’autre, plutôt que sur soi." Grâce à un crowdfunding mené auprès de ses collègues de la Commission européenne, il acquiert un rickshaw électrique avec lequel il promène les résidents de deux maisons de repos à Evere. L’initiative fait tache d’huile. Les volontaires sont de plus en plus nombreux à se joindre aux balades. La commune voisine de Woluwe-Saint-Lambert investit dans un second véhicule. Avec leurs banquettes confortables situées à l’avant, ces pousse-poussse des temps modernes sont faciles à conduire et parfaitement adaptés à un public à mobilité réduite. "Les personnes nous parlent du plaisir qu’elles ressentent à sentir le soleil sur leur peau et le vent dans leurs cheveux. Elles s’émerveillent de voir les fleurs et d’entendre les oiseaux chanterC’est révélateur du manque que peuvent ressentir les personnes à mobilité réduite. Quand on est jeune, on ne se rend pas compte que ces choses peuvent être si précieuses", regrette Timothy Cooper.

 

Machines à remonter le temps

Peter Cserba collectionne les pièces de monnaie, les écussons de voitures, les photos de restaurants de kebabs et... les vieux rickshaws. Des vélos bariolés, venus d’Indonésie, du Bangladesh, du Vietnam ou de Singapour, qu’il dégote en seconde main sur internet pour quelques centaines d’euros. Un de ces rickshaws ornait la vitrine d’un magasin de décoration asiatique à Liège. Un autre, selon la rumeur, aurait appartenu à l’ambassadeur belge au Vietnam. Le collectionneur met en location ces vélos originaux pour des mariages, les utilise pour déposer son fils à l’école ou les transforme en karaoké ambulant pour des virées romantiques avec son épouse. C’est en cherchant une utilisation pour ces véhicules de collection qu’il a l’idée, un jour, de sonner à la porte du home des Ursulines, dans le quartier historique des Marolles, à Bruxelles.

Depuis, cela fait quatre ans, tous les jeudis, qu’il balade les résidents à la force de ses mollets sur les pavés du centre-ville. "Certaines personnes sont plutôt méditatives. D’autres aiment raconter des histoires. Il y a de vraies amitiés qui naissent, c’est ce qui me permet de garder ma motivation après tout ce temps! La moyenne d’âge de mes amis doit être de 80 ans", s’amuse-t-il.  Pour Peter Cserba, ces tours sont aussi une façon de découvrir la ville sous un nouvel angle. "Certains passagers me parlent des motos rickshaws qui emmenaient les visiteurs à l’Expo 58. D’autres me racontent les souvenirs de leurs grands-parents, remontant le temps de 150 ans, quand Bruxelles était encore une ville d’eau et que les charbonniers livraient leur marchandise sur les quais."

 

Le rickshaw agit comme une bulle magique dans laquelle les histoires s’échangent spontanément. 


Si le vélo est promu aujourd’hui comme un moyen de transport pratique, économique, et écologique, les balades en cyclo-pousse montrent qu’il est aussi synonyme de plaisir et de convivialité, se félicite pour sa part Ole Kassow, le fondateur danois du mouvement Cycling without age. "Le conducteur comme le passager regardent devant eux, dans la même direction et le rickshaw agit comme une bulle magique dans laquelle les histoires s’échangent spontanément. Voir ces véhicules proéminents dans les rues, transportant des personnes âgées avec les cheveux dans le vent et un large sourire affiché aux lèvres, c’est aussi montrer que le vélo est bien plus qu’un moyen de transport."

 

Petites reines

Pantalon et chemisier blancs assortis, collier de perles, chapeau de paille rehaussé de roses diaphanes, madame Willems semble avoir vêtu ses habits du dimanche pour la balade du mercredi dans les rues de Woluwe. "Je me sens comme la reine d’Angleterre", confie en rigolant la vieille dame élégante, accompagnant son témoignage d’explications détaillées sur la façon adéquate de tourner son poignet pour effectuer le salut royal. "Il y a une certaine dignité à s’asseoir dans le carrosse du rickshawLes personnes âgées ont souvent besoin d’une canne, d’un déambulateur. Sur le vélo, les passants vous regardent, vous sourient. Elles ne sont plus vues pour ce qu’elles ne savent plus faire, mais qui elles sont", s’enthousiasme Ole Kassow.

 

 Sur le rickshaw, je me sens comme la reine d’Angleterre. 


Le Danois se souvient d’une histoire qui fait écho, celle d’une volontaire et de sa maman handicapée.  La jeune femme était frappée, quand elle promenait sa mère dans sa chaise roulante, de voir les passants lui adresser la parole comme si sa parente n’existait pas. Une fois hissée sur la banquette du rickshaw, la perspective changeait comme d’un coup de baguette magique.  "Cette femme me racontait comment, depuis la place du conducteur à l’arrière, elle observait le cou de sa mère se redresser fièrement . Et comment elle se l’imaginait comme si c’était le cou… d’une reine."

Souvenirs, souvenirs, dans les rues de Woluwe-Saint-Lambert avec les résidents de la maison de repos

 

Tour du monde 

À l’échelle mondiale, le réseau Cycling without age initié en 2012 réunit pas moins de 29.000 volontaires, poussant 1.600 rickshaws électriques dans plus de 43 pays. En Flandre, on dénombre presque une vingtaine de groupes actifs adhérents. Le passager le plus âgé de ce vaste mouvement international affiche pas moins de 106 bougies au compteur. Et le conducteur le plus âgé, 89! Plus d’une centaine de voyages de longue durée ont également été organisés à travers les fjords danois, les paysages d’Australie ou du Canada...

Dernièrement, un groupe de cyclistes de Bonn s’est lancé dans un périple de quatre semaines le long des frontières suisses et autrichiennes, roulant de maison de repos en maison de repos pour faire découvrir les joies du pousse-pousse aux résidents. Dans un livre en vente sur son site internet, Cycling without age recense quelques-unes des plus belles histoires nées de ces voyages et de ces rencontres à travers le monde. Quand on demande à Ole Kassow de conter sa préférée, un peu ému, il nous parle de cette ancienne skieuse qui regardait les cîmes des Alpes avec nostalgie depuis la fenêtre de sa maison de repos. Jusqu’à ce jour d’été où un volontaire décida d’embarquer un rickshaw sur un télésiège pour lui faire dévaler les pistes…  Tout cela ne semble-t-il pas un peu fou ? "Il suffit de mettre ses lunettes de super-héros et vous verrez les opportunités, plutôt que les limites", encourage Ole.

Se lancer dans l’aventure

Par ailleurs, Cycling without age apporte son soutien aux volontaires qui veulent organiser des promenades en rickshaw dans leur communauté. Le réseau propose un partage d’expériences avec d’autres porteurs de projets dans le monde via une plateforme web, met à disposition des ressources et des fiches techniques, dispense des conseils pour monter une campagne de financement pour l’achat d’un rickshaw électrique (compter tout de même 5.000 à 7.000 euros en fonction des modèles), démarcher des fondations ou des collectivités locales, etc. Plus d’infos (en anglais) : cyclingwithoutage.org

En Flandre, c’est l’association Mobiel 21 qui coordonne les différents projets existants : fietsenzonderleeftijd.be


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