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Santé publique : "L’individu n’est rien sans la collectivité"

6 min.
"Les libertés individuelles ne prennent sens qu'au sein d'un réseau social marqué par la solidarité." (c)iStock
Joëlle Delvaux

Joëlle Delvaux

En Marche : Tout en étant préoccupée par la santé des individus, la santé publique vise le bien commun. En quoi des repères éthiques sont-ils importants et utiles ?


Portrait de Laurent RavezLaurent Ravez : On vit dans un monde où les droits individuels sont placés au-dessus de toute considération. Dans le domaine de la santé, on a mis en avant la défense des droits du patient face aux médecins et aux institutions de soins. C'est une bonne chose qu'on s'inquiète de l'autonomie du patient, qu'on lui demande son consentement éclairé, etc. Mais on oublie que l’être humain est un être social et que la collectivité est essentielle pour la santé. Ce qui donne à l'individu des responsabilités et des obligations. La pandémie que nous traversons montre bien à quel point nous avons du mal à nous mobiliser pour la santé publique. On brandit souvent la sacro-sainte liberté pour refuser les contraintes sanitaires, mais on entend peu parler des exigences liées à la vie en collectivité. Il ne s'agit pas ici de moralisation, mais d'une prise de conscience qu'on n'est rien sans la communauté. Nous sommes chacun à la fois victimes et vecteurs potentiels de la maladie. En tant que victimes, nous devons être écoutés, consolés, soignés… Mais en tant que vecteurs, nous devons accepter que la collectivité prenne à notre égard des mesures sanitaires raisonnables pour nous empêcher de nuire aux autres.

EM : Toute la question est de savoir ce qu'on entend par "mesures raisonnables".

LR : L'épidémie nous a fait basculer dans un monde dans lequel nous n’aurions jamais imaginé vivre auparavant. Le risque d'abus de la contrainte en matière sanitaire renforce la nécessité d'une réflexion éthique. Plusieurs conditions doivent être rencontrées pour légitimer l'application de mesures restrictives.
Premièrement, la menace en matière de santé doit être significative, étayée sur le plan scientifique et évaluée dans de justes proportions. Deuxièmement, il faut que les mesures aient prouvé leur efficacité pour réduire le risque. Les bénéfices attendus doivent être mis en balance avec les conséquences négatives possibles.
Enfin, les mesures coercitives doivent être proportionnelles à la menace et les moins restrictives possibles. C'est sans doute ici que les critiques sont les plus virulentes à l'égard des autorités politiques, en dépit des dispositifs d'aide et de compensation mis en place pour les personnes les plus durement touchées par les mesures sanitaires. La perte de confiance se manifeste aussi à l'égard de la science mais il y a un profond malentendu. On exige d'elle ce qu'elle ne peut offrir : des certitudes.

EM : La montée des scepticismes face à la vaccination pose-t-il un problème éthique ? Vous utilisez le terme de "passager clandestin" pour éclairer la réflexion. De quoi s'agit-il ?

LR : Cette question, qui anime en particulier les débats sur la vaccination obligatoire des enfants contre des maladies infectieuses graves, est plus compliquée qu'il n'y parait. Le "passager clandestin" est quelqu'un qui profite des avantages sociaux offerts par la vaccination – l'immunisation collective – sans y avoir contribué lui-même. Est-ce acceptable d'un point de vue éthique ? Certains disent qu'en acceptant cet état de fait, on va vers la catastrophe car on décourage ceux qui se font vacciner. D'autres jugent acceptable que certaines personnes refusent la vaccination. Il s'agit là d'une vision à court terme. À long terme, le risque existe que la couverture vaccinale ne soit plus suffisante pour amener une immunité collective. Ce qui signe le retour de certaines maladies qui semblaient quasi-éradiquées dans nos pays. Les "anti-vaccins" ont du mal à comprendre qu'ils ne sont pas que des individus isolés.

EM : Vous prenez l’exemple du tabagisme pour illustrer l’importance d'intégrer une réflexion éthique dans les campagnes de promotion de la santé. C'est-à-dire ?

LR : Pour le non-fumeur, le tabac représente une nuisance dont il faut se protéger. Et pour le fumeur, il est une source de plaisir et de liberté à préserver. L'éthique consiste à reconnaître ces deux visages du tabagisme et à analyser objectivement les valeurs sous-jacentes, sans jugement ni moralisation. Le fumeur est à la fois victime et vecteur. Victime d'un environnement qui le pousse à fumer, d'une industrie qui l'a trom pé, d'une addiction dont il ne peut se défaire… Et vecteur de nuisances et de produits toxiques pour son entourage.
La protection des non-fumeurs est le principal outil de la lutte contre le tabagisme. Les acteurs de la promotion de la santé font aussi appel à la "dénormalisation de l'usage du tabac", en faisant sortir de la sphère des comportements socialement valorisés ceux qui sont jugés dangereux. De telles campagnes risquent cependant d'être stigmatisantes et injustes car ce sont les populations les plus défavorisées qui fument le plus. Celles-ci seraient pointées du doigt à la fois parce qu'elles fument et parce qu'elles sont pauvres. L'éthique permet d'interroger la cause des causes. Pourquoi fume-t-on plus dans les milieux défavorisés que dans les classes sociales aisées ? Plus largement, qu'est-ce qui, dans les conditions de vie, mène à telle ou telle maladie ?

EM : D’aucuns estiment que, lorsque la responsabilité du patient est engagée dans son mauvais état de santé (tabac, alcool…), la société n’a pas (plus) à financer ses soins. L’éthique apporte-t-elle des balises dans ce débat ?

LR : À nouveau, il faut s'interroger sur la cause des causes. Le patient est avant tout victime de sa maladie. Responsabiliser la personne, où cela commence-t-il et, surtout, où cela s'arrête-t-il ? On adopte tous des comportements qui peuvent mener à des maladies. La responsabilité individuelle risque d'aboutir à une perte de confiance envers le monde médical. S'il commence à nous juger au lieu de nous soigner, cela va être catastrophique. On n'ira plus consulter le médecin.
Les gens qui théorisent sur la responsabilisation du patient à outrance oublient toutes les conséquences que cela peut avoir. À moins qu'ils n'en tirent prétexte pour se débarrasser de patients compliqués…

EM : Le prix exorbitant des médicaments dit innovants est un autre enjeu éthique émergent. Il y a quelques temps, la firme Novartis a annoncé qu’un médicament à près de deux millions d’euros ferait l’objet d’une loterie pour savoir quel enfant en bénéficierait gratuitement… Quelles réflexions ce cas vous inspire-t-il ?

LR : On demande à des parents qui ont perdu à la loterie de la vie - leur enfant est né avec une maladie très rare - de retenter leur chance à la loterie de la firme ! On atteint ici le paroxysme de la logique de business qui a envahi le secteur pharmaceutique. Mais laisser mourir un enfant alors qu'un médicament peut le guérir est insupportable.
Les pouvoirs publics raisonnent, quant à eux, avec une éthique utilitariste : les choix dans les dépenses doivent profiter au plus grand nombre. Mais cette logique se heurte à une autre : chaque vie compte, peu importe le prix à payer…
Il est intéressant de voir cette seconde logique émerger des discours politiques en cette période de crise sanitaire : faire la guerre au Covid-19 et sauver des vies sont la priorité n°1, quel qu'en soit le coût pour les finances publiques… Des moyens budgétaires colossaux sont mobilisés alors que nous avons connu des décennies d'austérité. Une révolution en quelque sorte. Reste cette préoccupation essentielle : faire des vaccins un bien commun et sortir les médicaments et soins de santé d'une logique commerciale intenable.

EM : Respect des libertés individuelles et recherche du bien commun. Comment sortir de ce dilemme ?

LR : Au lieu d'opposer ces deux valeurs, ne devrait-on pas accepter l'idée que les libertés individuelles ne prennent sens qu'au sein d'un réseau social marqué par la solidarité ? La morale Ubuntu, que partagent la plupart des peuples africains au sud du Sahara, pourrait nous guider dans cette voie. Pour eux, l'individu a certes des droits inaliénables mais les intérêts de la communauté prévalent toujours sur ceux des individus. L'autonomie individuelle est importante mais la recherche du bien commun sera toujours prioritaire. Il s'agit d'accepter que l'être humain n'est jamais autant humain qu'au sein d'une communauté…

Les maladies des sans voix

Dans son ouvrage, Laurent Ravez décrit pourquoi la bioéthique – tout comme la recherche médicale – a longtemps ignoré les maladies infectieuses. Cette discipline est apparue après-guerre, à une époque où l'on pensait que les maladies infectieuses allaient disparaître d'elles-mêmes grâce aux vaccins et aux antibiotiques. Ce désintérêt s'explique aussi par le fait qu'il s’agissait de maladies associées à la pauvreté, aux "sans-voix" : lèpre, tuberculose… Seuls semblaient concernés les pays tropicaux ou les couches défavorisées des pays occidentaux. L'irruption du Sida/VIH dans nos sociétés a marqué un retour d'intérêt pour les maladies infectieuses, dès lors que tout le monde pouvait être contaminé par ce virus. Ébola a suivi la même trajectoire. On a commencé à s'en préoccuper réellement quand le virus a touché des ressortissants étrangers et menacé de contaminer la population des pays riches.
Le bioéthicien souligne que les populations défavorisées paient le plus lourd tribut face à toutes ces maladies contagieuses. Il fait le même constat pour les maladies chroniques - non transmissibles - qu'on présente un peu vite comme des maladies de l'opulence. "Ces deux types de maladies ont en commun d’être plus prégnantes parmi les populations pauvres en raison des comorbidités liées à la santé, dit-il. D'où l'importance, pour l'éthique de la santé publique, de remettre au-devant de la scène les déterminants de la santé et de prendre conscience de l'importance de la justice sociale, de l'éthique environnementale, notamment en lien avec les menaces climatiques".

Pour en savoir plus ...

"Introduction à l'éthique de la santé publique", Laurent Ravez, 262 p, 2020, Ed Sauramps Médical, 30 EUR. Disponible en librairie et sur livres-medicaux.com