Economie

Soins de santé : la tragédie grecque

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Estelle Toscanucci

Estelle Toscanucci

Les politiques d'austérité européennes. Un concept souvent mentionné dans les médias et qui peut sembler abstrait, loin de toute considération quotidienne. Et puis, les témoignages se multiplient. Des Européens revenus d'un pays d'Europe, la Grèce, et dont les récits s'apparentent à une expérience digne des misères vécues par les habitants des pays en voie de développement.

Aujourd'hui, entre deux et trois millions de Grecs n'ont plus aucune couverture sociale, victimes d'un système de sécurité défaillant et de politiques réformatrices prises par l'Union européenne et le Fonds monétaire international.

Pour mieux comprendre, il faut savoir que la sécurité sociale grecque fonctionnait à travers différentes caisses professionnelles. Chaque corporation, chaque métier disposait de sa propre caisse. Les hôpitaux envoyaient la facture du patient à la caisse concernée qui remboursait une partie des soins. Ces caisses étaient régulièrement en déficit et l'État grec suppléait jusqu'en 2010 où, mis lui-même en faillite, cela lui est devenu impossible.

Une des mesures prises par la Troïka - autrement dit les experts de la Commission européenne, la Banque centrale européenne et du Fonds monétaire international chargés d'assainir les finances grecques - a été d'assembler ces structures en une seule caisse d'assurance nationale qui a réuni des déficits et a fait apparaître un énorme gouffre.

Conséquences : les personnes qui ont perdu leur emploi ne sont plus protégées et les cliniques publiques doivent fonctionner avec des budgets rabotés jusqu'à l'insoutenable.

Des choix, des sacrifices

Yvon Englert est l'ancien doyen de la Faculté de médecine de l'Université libre de Bruxelles. Il s'est rendu en mission à l'Université de Thessalonique en septembre dernier afin de préparer l'action "Urgences Grèce" avec son slogan "Stop au Grexit" (lire ci-dessous). Il souhaitait avoir une perception exacte de la situation en milieu hospitalier.

"J'étais préparé à devoir observer une situation catastrophique mais je ne m'attendais pas à l'état de délabrement dans lequel se trouvent les hôpitaux publics", précise-t-il. "Le personnel a vu son salaire réduit de 25% à 30%, mais il continue à travailler de la meilleure manière possible. Pour offrir des soins de qualité, l'hôpital a besoin de matériel et doit assumer des frais de fonctionnement. La faillite des différentes caisses de sécurité sociale ne permet plus d'assumer ces frais, ni de payer les fournisseurs, qui rechignent de plus en plus à livrer sans être directement payés. L'hôpital de Thessalonique vit à crédit depuis des mois. Chaque semaine, le directeur réunit les chefs de service et décide avec eux des soins qu'ils n'appliqueront plus, étant donné la situation budgétaire."

Cela a évidemment des conséquences très directes sur la santé des patients, mais aussi sur la formation des futurs médecins qui ne disposent plus de matériel pour se former à leur pratique. "Cela va même plus loin, poursuit Yvon Englert, certaines personnes meurent parce que les soins ne sont pas disponibles. Par exemple, le service d'obstétrique ne dispose pas de suffisamment de couveuses, et celles qui tombent en panne ne sont pas remplacées. J'ai rencontré des responsables d'hôpitaux déprimés, abandonnés et englués dans des problèmes financiers inextricables."

Revenu de Grèce, il s'est engagé à communiquer sur la situation grecque : "L'accès aux soins de santé est une valeur fondamentale de l'Union européenne. Une médecine moderne dépend grandement d'un système de financement solide pour prodiguer des soins de qualité. Il faut défendre notre modèle d'assurance santé européen qui est unique au monde. Cette prise de conscience est essentielle".

Stop au Grexit (1) médical

L'action "Urgencesgrece.eu" a été lancée en février dernier. L'objectif est de récolter des dons afin de financer des projets dans trois régions en Grèce :

  • Le projet Pirée : il s'agit de la mise sur pied d'une nouvelle clinique de première ligne où des médecins généralistes et spécialistes soigneront et accompagneront gratuitement toute personne vulnérable.
  • Le projet Eubée : il concerne surtout le nord de l'île d'Eubée. Elle compte plus de 200.000 habitants qui n'accèdent presque plus aux soins de santé. La première étape du projet consistera à rééquiper les lieux de soins déjà existants et à fournir des médicaments. L'idée est également de faire rouler dans la région un bus médicalisé, pour permettre aux personnes les plus isolées de bénéficier de soins.
  • Le projet Thessalonique doit permettre notamment l'achat de couveuses pour les deux centres de néonatologie, les seuls à accueillir les grands prématurés de la région. Il doit aussi assurer l'achat de réactifs pour le laboratoire du premier département de pédiatrie de l'Université Aristote de Thessalonique. Le fonctionnement de ce laboratoire est essentiel pour le seul programme de transplantation pédiatrique de foie et de rein sur l'ensemble du territoire grec.

La première phase sera clôturée en juin. L'idée est ensuite d'amplifier la campagne au niveau européen, via notamment le réseau des universités des capitales.

L'action consiste à réunir des fonds mais aussi à signer une pétition mise en ligne sur le site www.urgencesgrece.eu/fr. Elle vise à interpeller l'ensemble des autorités européennes afin d'immuniser le budget des soins de santé de l'État grec et de la ramener au montant d'avant la crise financière de 2008.

Selon Yvon Englert, "cette pétition pose la question fondamentale de l'accès aux soins de santé et de l'aspect inacceptable de la situation en Grèce. Elle est un moyen de faire prendre conscience aux citoyens européens que la situation grecque pourrait être la leur si l'on n'y prend pas garde."


Les cliniques solidaires : une voie étroite pour sortir de l'impasse

Costas Kokossis est retraité de la fonction publique. Depuis trois ans, il est bénévole au service administratif du dispensaire d'Iktinou, à Athènes. Ce bâtiment, situé dans un quartier défavorisé de la capitale grecque, accueille des médecins, pharmaciens, dentistes, psychologues. Ils y viennent prodiguer des soins, gratuitement, à toute personne qui en a besoin. Des médicaments sont également distribués.

Il existe actuellement une quarantaine de cliniques solidaires de ce type en Grèce. Elles sont autogérées et ne bénéficient d'aucune subvention de l'État. Une somme de bonnes volontés, certes utile, qui malheureusement fait office d'emplâtre sur une jambe de bois tant la situation semble s'enliser. Témoignage.

En Marche : Quels sont les moyens dont dispose le dispensaire d'Iktinou aujourd'hui ?

Costas Kokossis : Nous fonctionnons grâce à des dons, grecs et étrangers. Des donations financières mais également en matériels et en médicaments. Par exemple, nous avons reçu d'Allemagne un équipement qui nous permet d'effectuer des échographies. Concernant les médicaments courants, tous les jours, des sacs sont déposés devant notre porte par des citoyens. Nous recevons aussi des médicaments de l'étranger. 80 bénévoles travaillent actuellement au dispensaire : des soignants, mais également des personnes qui, comme moi, gèrent les tâches administratives et logistiques.

En trois ans, nous avons traité plus de vingt mille cas, et ce nombre n'a fait qu'augmenter au fil des ans. En 2013, la clinique était accessible un jour par semaine, aujourd'hui, nous recevons des patients cinq jours par semaine.

EM : Quelles sont les principales difficultés auxquelles vous devez faire face actuellement ?

CK : Je pointerais deux problèmes majeurs : la pénurie de médicaments et le manque de budget. Nous avons créé notre pharmacie grâce aux dépôts anonymes et aux dons extérieurs. Cela ne suffit pas. Et puis, il y a certains médicaments - dédiés à des pathologies lourdes - dont nous ne disposons pas et qui sont uniquement accessibles via les hôpitaux, mais ceux-ci connaissent des problèmes de pénurie. Là, nous sommes démunis.

Le problème est identique concernant les tests en laboratoire, pour lesquels nous ne disposons pas du matériel nécessaire. Nous devons également faire face à un nombre croissant de personnes ayant un besoin urgent de soins psychologiques. Il y a trois ans, trois psychologues consultaient au dispensaire, aujourd'hui, ils sont quinze.

Pour les problèmes de santé mentale, nous ne sommes pas autorisés à octroyer les médicaments nécessaires. C'est une situation qui est très grave. Par le passé, le secteur grec de la santé publique n'était pas exempt de mauvaises pratiques. Il fallait changer les choses mais pas à cette vitesse incroyable ! Les conséquences sont terribles pour la population, et les structures parallèles comme la nôtre n'ont pas la possibilité de pallier tous les manques.

EM : Êtes-vous amené à soigner des personnes réfugiées ?

CK : Oui. Nos bénévoles partagent leur temps entre le dispensaire et les camps. Nos stocks aussi sont partagés. La situation est cauchemardesque. J'ai la sensation que ces personnes sont piégées dans le pays. Malgré les multiples activités solidaires et les nombreux dons de nourriture et de vêtements, je ne suis pas optimiste. Les conséquences pour le potentiel économique et social du pays sont tragiques.