Loisirs

De fil en aiguille : l'art de broder

6 min.
© S. Cosentino
© S. Cosentino
Sandrine Cosentino

Sandrine Cosentino

En triant des armoires, on retrouve parfois des pépites : un abécédaire brodé par une grand-mère, une nappe décorée de fleurs, un mouchoir en tissu aux initiales de son propriétaire… L'apprentissage de la broderie faisait partie de l'éducation de nos grands-mères, comme celui de la cuisine ou du ménage. Cette technique était généralement transmise de mère en fille. Aujourd'hui, celles et ceux qui souhaitent manier l'aiguille afin de créer des ornements originaux peuvent suivre des cours et approfondir des techniques diverses venues du monde entier. Selon Els De Clercq, artiste textile et animatrice d'ateliers, "il y a un vrai engouement pour le 'faire soi-même', ce qui a remis la broderie sur le devant de la scène. La démarche 'zéro déchet', qui utilise de beaux tissus d'emballage par exemple, participe également à cet enthousiasme pour cette technique très ancienne, qui est présente dans différentes cultures et est le plus souvent réservée aux fem­mes." Mais Els va plus loin : "Les femmes prennent de plus en plus la parole et revendiquent le droit d'être reconnues dans la société et utilisent alors un outil qui avait peu de place dans l'espace public."

Bien plus qu'un loisir, broder est précieux pour embellir mais aussi raconter, transmettre, libérer la parole. L'historienne de l'art Rozsika Parker, dans la réédition de son livre The Subversive Stitch : Embroidery and the Making of the Feminine (1) précise que "la bro­derie a participé à la soumission des femmes aux normes de l'obéissance féminine et leur a offert des moyens aussi bien psychologiques que pratiques pour qu'elles conquièrent leur indépendance." Au XXe siècle, des artistes (femmes et hommes) ont voulu sortir la broderie du domaine privé et l'ont utilisé com­me art révolutionnaire. Carine Kool, dans son article "La broderie, un art révolutionnaire ?" (2) spécifie que les artistes se sont saisis de cette ambivalence (soumission versus liberté de penser) "comme voix d'expression". Et d'ajouter que "cette créativité a rattaché la broderie à des mouvements artistiques d'a­vant-garde visant à transformer la relation de l'art à la société et la place de la femme au sein de celle-ci. Ces mouvements radicaux […] se donnèrent pour objectif de faire disparaitre la frontière entre beaux-arts et arts appliqués, entre artistes et artisans." Aujour­d'hui, pour beaucoup de femmes, "la broderie est toujours synonyme de liberté, de créativité. Lorsqu'on a les mains occupées, on est libre de penser, renchérit Els De Clercq. Et lorsqu'on brode en groupe, la parole se libère…"

Els Declercq brode.

 Els De Clercq est une artiste textile passionnée. © S. Cosentino

Des histoires à transmettre

Els a appris à utiliser les techniques autour du textile en regardant les femmes de sa famille travailler : son arrière-grand-mère, sa grand-mère, sa mère, ses tantes. Il y a quelques années, elle a les questionnées pour comprendre son héritage et le poids de la transmission familiale. Son arrière-grand-mère disait : "L'oisiveté est mère de tous les vices". C'est pour cette raison que les enfants avaient toujours un ouvrage en main. Au fil des années, Els a produit un travail magnifique où se mélangent les broderies de ses aïeules et ses propres créations qu'elle expose quand elle en a l'occasion.

Les tissus décorés ont depuis des siècles joué une fonction de transmission, voire de propagande. "Le récit commence en 1064, lorsque le roi d’Angleterre, Édouard le Confesseur, charge son beau-frère, Harold, de se rendre en Normandie afin de proposer à son petit cousin, Guillaume, le trône d’Angleterre..." C'est le début d'une grande épopée médiévale racontée sur la célèbre Tapisserie de Bayeux. Malgré son nom, la technique utilisée sur cet incroyable témoignage historique est bien la broderie : ce sont des images et des inscriptions, brodées de fils de laine, sur une toile de lin. Longue de près de 70 mètres, la Tapisserie de Bayeux est constituée de neuf panneaux reliés les uns aux autres et est exposée au musée de Bayeux en France. Au-delà de l'ornement, il s'agit d'un magnifique exemple du rôle que jouaient ces créations pour le peuple, en grande partie analphabète. La Tapisserie de Bayeux a également permis de recueillir des informations sur l’architecture civile et militaire, sur la navigation issue de l'héritage viking et sur la vie quotidienne du XIe siècle (3).

Représentation de la Tapisserie de Bayeux

Une scène emblématique de la Tapisserie de Bayeux © Bayeux Museum

La route d'un voyage

C'est à Saint-Gilles qu'on retrouve Els entourée d'un groupe d'alphabétisation de niveau oral débutant : Kadija, Izza, Asma, Mama Aissata, Mohammed Suli, Saleh, Khalid et Wahid découvrent les objets disposés sur la table. Cela leur permet d'apprendre de nouveaux mots en français : tissu, perle, carte du monde, craie et, bien sûr, fil et aiguille. Avec l'aide de Pascaline, formatrice en alphabétisation, Els propose des activités artistiques et citoyennes aux apprenants afin de leur permettre de découvrir de nouveaux moyens d’expression. Pour raconter leur parcours entre leur pays d'origine et la Belgique ou pour rêver un voyage différent, les participants commencent à broder des traits qui relient un point A à un point B en utilisant parfois des perles, sur un tissu reproduisant plusieurs fois le planisphère.

Saleh, Khalid et Wahid s'appliquent à broder un parcours de voyage sur un tissu représentant le monde.

Saleh, Khalid et Wahid s'appliquent à broder un parcours de voyage sur un tissu représentant le monde. © S. Cosentino

Khalid était tailleur au Maroc, donc les aiguilles, ça le connait. Mais pour d'autres, c'est la première fois qu'ils font de la couture. "Nous travaillons la motricité fine, explique Els. Cela peut aider certaines personnes dans l'apprentissage de l'écriture par exemple." Pour Saleh, originaire du Soudan, Els est comme un médecin : "Elle soigne les âmes". Il regarde, satisfait, le travail produit par tout un chacun. Asma,de Somalie, trouve que l'activité est calme et cela lui plaît. Wahid raconte les différentes étapes de son parcours depuis l'Afghanistan. Le groupe compte le nombre de pays qu'il a traversé : Iran, Turquie, Grèce, Macédoine du Nord, Serbie, Hongrie, Autriche, Allemagne. Il arrive en Belgique en train en gare de Liège-Guillemins. Le grand-père de Khalid est venu travailler en Belgique en 1961, alors la discussion s'attarde un peu sur les mineurs et le passé minier de la Belgique. Certains rêvent de retrouver de la famille installée aux États-Unis ou au Canada, de visiter la Chine ou la Suède, d'avoir la possibilité d'aller prier en Arabie Saoudite. Les apprenants sont heureux de s'exprimer autant de manière artistique qu'oralement. "La broderie est un moyen d'expression et de rencontre qu'il faut partager". Et c'est ce que Els fait dans son métier.

Avec l'aide d'Aurore Cosentino, professeur de couture et brodeuse

(1) The Subversive Stitch : Embroidery and the Making of the Feminine, Parker Rozsika, I.B. Tauris, 2010.

(2) "La broderie, un art révolutionnaire ?", Kool Carine, 2017, sur koregos.org.

(3) bayeuxmuseum.com/la-tapisserie-de-bayeux/decouvrir-la-tapisserie-de-bayeux.

 

De l'artisanat à la corporation

On retrouve des traces de broderie sur les costumes de l'Égypte ancienne (4). Elle semble déjà chose courante, au Danemark du moins, dès l'âge de bronze (5).

Au Moyen Âge, une broderie fruste, peu raffinée, existe dans certaines zones rurales, mais la plupart du temps, les étoffes brodées sont un signe incontestable de richesse et de puissance (5). Jusqu'au XIIIe siècle, la pratique de la broderie est essentiellement domestique et féminine. Elle se pratique alors dans les couvents, mais aussi dans les demeures nobles et royales (6). Ensuite, elle devient une activité lucrative. Une corporation est créée et, à Paris, l'accès y est ouvert aux hommes comme aux femmes (6). Durant le XIVe siècle, la broderie devient un art majeur de l'embellissement du costume (7) et de plus en plus d'objets sont brodés : les accessoires, les chaussures, le linge d'église, les tentures, les coussins, les couvre-lits…(6) L'Église continue à en être le principal demandeur. Cette technique, très onéreuse, tombe en désuétude vers 1450 (7) et retourne ensuite dans la sphère domestique pendant plusieurs siècles…

(4) D'après l'exposition "De lin et de laine. Textiles égyptiens du 1er millénaire", Musée royal de Mariemont, du 9 février au 26 mai 2019.

(5) Le costume médiéval de 1320 à 1480, Veniel Florent, Édition Heimdal, 2008.

(6) Le costume médiéval au XIIIe siècle (1180-1320), Anderlini Tina, Édition Heimdal, 2014.

(7) La mode au Moyen Âge, Gauffre Fayolle N., Paris, Tour Jean Sans Peur, 2016.

La broderie c'est… La broderie ce n'est pas…

Le terme est polysémique et recouvre les acceptions suivantes : le procédé lui-même en tant que technique et en tant qu'art, l'ouvrage ou l'œuvre ainsi constituée, ou encore l'opérateur, le lieu et l'outil de production (8).

Dans le dictionnaire Larousse, on y retrouve les trois éléments :

  • Art de réaliser à l'aiguille, sur une étoffe ou autre support (cuir…), des applications de motifs ornementaux à l'aide de fils de coton, de lin, de soie, etc., ou de métal ;
  • Ouvrage ainsi réalisé ;
  • Commerce, industrie du brodeur.

La broderie n'est ni la couture, ni le tissage, ni la tapisserie, ni la dentelle, ni le tricot, ni le crochet. Entre elles, la frontière est ténue mais existe.La couture assemble, réunit (8).

Sur la tapisserie, les figures, couleurs et effets font partie intégrante du tissu (9).

La broderie peut être manuelle ou mécanique. Étant donné qu'elle ajoute quelque chose à son support en vue de l'embellir, la broderie est un ornement (8).

(8) "La broderie, un art révolutionnaire ?", Kool Carine, 2017, sur koregos.org

(9) latapisserie.com.

Pour en savoir plus ...

Création et ateliers d'Els De Clercq : facebook.com/faitmainateliers • instagram.com/faitmainateliers • instagram.com/elsdeclercq_creation

Centre de broderie du Hainaut : lecentredebroderieduhainaut.be