Parentalité

Un "dys" sur dix en mathématiques

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© PHOTOALTO BELGAIMAGE
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Matthieu Cornélis

Matthieu Cornélis

Elle est effrayée par les chiffres, ne sait pas quelles pièces sortir de son porte-monnaie au magasin et si le montant rendu est le bon, ne parvient que difficilement à calculer mentalement lors d'une conversation, n'identifie pas les proportions d'une recette de cuisine… Pourtant ses capacités de lecture, d'écriture et son quotient intellectuel sont tout à fait honorables.

Cette personne, observée dans l'Institut de recherche en psychologie de l'Université catholique de Louvain (UCL), présente les caractéristiques de la dyscalculie. C’est-à-dire une difficile perception du sens des nombres et des calculs qui parasite le raisonnement mathématique.

Difficultés en cascade

Nommer les nombres est difficile pour les dyscalculiques, tout comme compter les points sur un schéma. Lors des exercices de calcul, ils présenteront des stratégies dites "immatures" telles que le comptage sur leurs doigts, feront plus d'erreurs que les élèves "standards" et éprouveront des difficultés à les retenir. Plus tard, lorsque seront abordés les problèmes, les fractions, les nombres décimaux…, leurs difficultés ne feront qu'accroître. Ils cumulent les épreuves…

"Les maths, c'est comme un château de cartes, illustre Marie-Pascale Noël. Sans une base solide, chaque étape supplémentaire devient branlante." La chercheuse en neuropsychologie cognitive souligne l'impact socio-économique de la dyscalculie : "Ces enfants quittent malheureusement l'école plus tôt du fait de leur faible connaissance numérique. Ils exercent des métiers peu ou pas valorisés et présentent une carrière professionnelle souvent plus chaotique".

Méconnue, ce sont souvent les parents qui informent les enseignants sur la dyscalculie et qui les invitent à aménager leurs cours selon les besoins spéciaux de leur enfant.

Le pourquoi du comment

Le professeur de maths manque-t-il de pédagogie ? Pour Marie-Pascale Noël, le problème n'est pas là. Elle invite plutôt à s'intéresser au fonctionnement du cerveau pour comprendre l'origine de ce trouble.

Une première explication est liée à la mémoire à court-terme. Celle-ci est constituée de trois sous-systèmes : la mémoire verbale, la mémoire visuo-spatiale et la mémoire de travail. Cette dernière permet de retenir et de manipuler des informations. Dès l’âge de quatre ou cinq ans, les enfants présentant une bonne mémoire de travail et d'autres une plus faible ont un développement numérique très différent. "Les enfants avec une bonne mémoire de travail comptent plus loin que les autres." Plus tard, ils seront meilleurs en calculs, puis en résolution de problème…

Deuxième explication : une grande sensibilité à l'interférence. "Une fois trois : trois. Deux fois trois : six. Trois fois trois : neuf." A priori , tout le monde connaît les tables de multiplication par cœur et n'a plus besoin d'être aidé de ses doigts. Excepté les personnes dyscalculiques pour qui toutes ces informations se confondent. "Pour eux, il y a beaucoup d'interférences entre des éléments qui se ressemblent. Ce n'est pas un manque de travail. Ces informations se mélangent les unes aux autres dans leur mémoire et ils ne peuvent constituer des traces mnésiques fortes et distinctes de chaque produit."

Enfin, d’autres recherches montrent qu’une difficulté au niveau de la symbolique des nombres est un élément typique des dyscalculiques. "Même avec des chiffres simples, les personnes dyscalculiques ont besoin de plus de temps pour en comprendre le sens. Par exemple, pour déterminer que neuf réfère à une plus grande quantité que sept."

Combien sont-ils ?

"Selon les études, on estime que 1 à 6% des enfants pourraient être con cernés", évalue Marie-Pascale Noël. Aussi, en termes de prévalence, l'enfant qui présente un ou des troubles de l'apprentissage est plus exposé au phénomène. "Parmi les enfants dyscalculiques, un quart présente aussi un trouble de déficit de l'attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) et près de la moitié une dyslexie."

Méconnu, ce sont souvent les parents qui informent les enseignants sur ce trouble de l'apprentissage. Et eux aussi qui les invitent à aménager leurs cours aux besoins de leur enfant. "Certains enseignants sont compréhensifs, d'autres ignorent ce qu’est la dyscalculie et considèrent l'élève comme peu motivé ou paresseux. Du coup, les exigences sont maintenues pour les dyscalculiques au même niveau que les autres alors qu'ils ont besoin de plus de temps et d'un suivi plus régulier."

"Depuis septembre, cette élève est appelée 'la débile'"

Un décret prévoit des "aménagements raisonnables" à l'école pour les élèves présentant un trouble de l'apprentissage. Ils restent cependant difficiles à implémenter dans les classes.

"Distraite !" "Tu es la dernière à rendre ton exercice." Tout au long de sa 4e primaire, M., une enfant dysorthographique et dyscalculique, encaissait les remarques de sa professeure. "Du dénigrement ordinaire, raconte Fanny. Plus que d'être encouragée et valorisée, ma fille était discriminée, rabaissée, considérée comme une enfant sans trouble de l'apprentissage." Les aménagements ? "Rien, ou presque… J'assume tout ce que l'école ne fait pas pour elle : déchiffrer les consignes, proposer des alternatives..."

"Des témoignages similaires nous parviennent presque tous les jours, raconte Anne Demanet, chargée de mission à l'Association pour enfants en difficultés d'apprentissage (1). Des parents d'enfants 'dys' nous sollicitent lorsque ça coince en classe. Comme cette petite qui, depuis le mois de septembre, n'a plus été appelée par son prénom. Son prof l'appelle 'la débile'."

Depuis 50 ans, l'association milite pour "plus de bienveillance" vis-à-vis des enfants porteurs d'un handicap invisible mais qui implique des inégalités de moyens dans l'apprentissage : dyslexie, dysorthographie, dyscalculie…

Être équitable, explique la chargée de mission de l'Apeda, c'est permettre à l'enfant 'dys' d'être outillé pour réaliser les mêmes exercices que ses camarades de classe : un ordinateur pour le dysorthographique qui "n'écrira jamais sans fautes", une calculatrice pour le dyscalculique qui "ne connaîtra jamais ses tables de multiplications…"

"Les aménagements raisonnables sont accordés au cas par cas. ils ne doivent pourtant pas être considérés comme des privilèges."

Une fastidieuse mise en œuvre

Les élèves porteurs d'un trouble de l'apprentissage ont droit à des "aménagements raisonnables" à l'école. Il s'agit de mesures concrètes permettant de réduire, autant que possible, les effets négatifs d'un environnement inadapté sur la participation d'un enfant. L'application de ces mesures matérielles ou immatérielles, pédagogiques ou organisationnelles, est imposée par un décret de la Fédération Wallonie-Bruxelles et par la Convention de l'ONU relative aux droits des personnes handicapées.

"Ces aménagements sont aujourd'hui accordés au cas par cas, déplore Bernard Hubien. Ils ne doivent pourtant pas être considérés comme des privilèges. C'est un droit !, martèle le Secrétaire général de l'Ufapec (2). On interdit tout de même pas à un enfant myope de porter ses lunettes au cours."

Certaines situations problématiques se retrouvent sur le bureau d’Amélie Meurice. "Sur les 169 dossiers introduits en 2015 au Centre Interfédéral pour l’égalité des chances (devenu Unia le 22 février) dans l’enseignement, 28 concernent des discriminations liées aux troubles de l’apprentissage", révèle la collaboratrice d’Unia , attachée aux matières "handicap" (3).

L'équité discutée

"Je vais avantager cet élève par rapport à d'autres", "Je ne peux pas individualiser mon enseignement", "Je risque d'en faire beaucoup pour un élève"… Ces arguments sont régulièrement avancés par les instituteurs et les établissements scolaires qui poursuivent l'équité à l'école. "Traiter tout le monde de la même façon, c’est perpétuer les inégalités matérielles, sociales, culturelles, conteste Xavière Remacle.

"Être juste, c'est accepter que les enfants n'ont pas les mêmes outils dès le départ. L'enseignement est obligatoire. Il doit donner les mêmes chances à tous", plaide la maman d'un enfant "dys" ayant frappé aux portes d'une quinzaine d'établissements pour faire accepter les besoins spécifiques de son fils.

Les autorités y travaillent…

Sensible aux nombreuses plaintes introduites par des parents, la Direction de l'égalité des chances de la Fédération Wallonie-Bruxelles anime actuellement deux groupes de travail dédiés aux aménagements raisonnables. L'un se compose des acteurs scolaires et poursuit la clarification de la situation, l'autre des associations et de la société civile pour entendre leurs attentes. Objectif : être en mesure de fournir des réponses claires aux plaignants et aux directions d'écoles.

"L'enjeu est fort, affirme-t-on au sein du service. Il y a 20 ans, la Belgique était en avance avec l'enseignement spécialisé. Aujourd'hui, il faut qu'elle autorise tous les enfants, malgré leurs difficultés, à suivre les cours ensemble." Et donc appliquer les aménagements raisonnables. "Il faudra consolider la formation des enseignants avec des notions d'orthopédagogie, d'inclusion… Mais il y a aussi un nécessaire accompagnement des équipes car chaque situation requiert de la créativité, des ressources, de l'intelligence collective et des notions de leadership pédagogique de la part de la direction."