Vie professionnelle

Au boulot, coups de main entre jeunes et anciens

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Malgré le contexte actuel - peu réjouissant - du marché du travail, il est possible de renforcer les solidarités entre les générations.<br />
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Malgré le contexte actuel - peu réjouissant - du marché du travail, il est possible de renforcer les solidarités entre les générations.
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Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

C'était le bon temps... C'était, en tout cas, une époque où l'accès à l'emploi était quasiment garanti. Celle où le vécu sur le lieu du travail était plus prévisible qu'aujourd'hui. On mettait ses compétences au service d'un employeur qui offrait en échange, outre la rémunération, une possibilité de promotions au fil d'une carrière plutôt stable. Ceux qui venaient d'être engagés apprenaient le métier auprès des anciens. Ces derniers leur enseignaient les trucs et astuces, les règles formelles et informelles, ce qu'il fallait savoir pour progresser...

Depuis une trentaine d'années, ce modèle n'a cessé de s'écorner, parfois dangereusement. Le principe de l'emploi régulier – le même job occupé à temps plein durant plusieurs décennies – s'est effacé au profit d'emplois plus mouvants.

Les jeunes accèdent au travail par une succession de contrats à durée déterminée et de périodes de chômage. Le taux de chômage chez les 20 à 29 ans dépasse aujourd'hui les 15%. Les femmes, elles, sont surreprésentées dans les postes à temps partiel, portes ouvertes à la précarité.

Les travailleurs âgés, en dépit de leur expérience, vivent sous le poids d'une injonction paradoxale de plus en plus oppressante : "je suis fatigué, je coûte plus cher à la sécurité sociale ; mais je suis prié de rester au travail plus longtemps".

La mécanisation intensive, l'irruption des nouvelles technologies et, surtout, la réorganisation du travail en fonction d'objectifs toujours plus pressants de rentabilité et de productivité ont laissé des traces douloureuses dans les parcours professionnels (burn out).

Un stéréotype à casser

Chez Énéo, mouvement social des aînés partenaire de la Mutualité chrétienne, on a cherché à savoir s'il était possible, malgré ce contexte peu réjouissant, de maintenir, voire de renforcer, les solidarités qui se vivent au travail. Basé sur la consultation d'experts et la rencontre de retraités aux profils variés, ce travail a d'abord accouché d'un constat.

Le fossé majeur existant entre les générations au travail repose sur une perception biaisée de la solidarité. On peut même parler d'un stéréotype : les travailleurs âgés auraient encore le sens de l'entraide, alors que les jeunes seraient plus individualistes. "Faux ! réplique Hélène Eraly, chargée d'étude chez Énéo. C'est le rapport au collectif qui a changé ; et la façon d'être solidaire a évolué en conséquence".

"Le défi consiste à rapprocher - plutôt qu'opposer - les travailleurs âgés (qui ont de l'expérience) et leurs cadets (qui apportent souvent l'innovation)".

Concilier expérience et créativité

Explication : chez les plus âgés, la solidarité est davantage fondée sur l'appartenance à un groupe de pairs. Chez les plus jeunes, c'est plutôt une logique d'affinités et de relations sociales qui intervient. La sociologue observe la propension de certains environnements professionnels à "développer des valeurs et des comportements orientés sur l'individu et la compétition, plus que sur l'entraide. Et cela, dans des systèmes d'évolution hiérarchique et de primes individuelles liées à des résultats de productivité".

Quant au prétendu "conflit des générations" sur le lieu de travail, ni les jeunes travailleurs ni les plus anciens ne citent l'âge comme facteur de tensions. Mais, vu le contexte général (l'emploi pour tous fait défaut), de nouvelles tensions risquent d'apparaître.

"Le défi consiste à rapprocher – plutôt qu'opposer – les travailleurs âgés (qui ont de l'expérience) et leurs cadets (qui apportent souvent l'innovation)".

La compétition se déploie-t-elle, au détriment de la complémentarité et de l'entraide ? La productivité, au détriment du bien-être tant professionnel que général ? Il n'y pas de fatalité à tout cela, rétorque Énéo. Tout en admettant qu'elles doivent être affinées en fonction des secteurs, le mouvement d'aînés formule une série de suggestions (lire ci-dessous) destinées à alimenter un cercle vertueux : au travail, la solidarité intergénérationnelle et le bien-être se renforcent mutuellement. Une utopie ? Oui, mais assumée.

"Une utopie est loin d'être décrochée de la réalité. Elle vise à apporter des solutions à des problèmes laissés en friche et à des conflits aigus de la société. Or nous sommes arrivés aux limites du système. Si la société a évolué, les changements dans le monde du travail, eux, peinent à se faire sentir".

Six clés d'amélioration

Les aînés d'Énéo proposent, pour demain, un monde du travail plus riche de sens et plus épanouissant, tant pour les jeunes que pour les anciens.

Instaurer une culture de la reconnaissance

Qu'ils soient jeunes ou âgés, les travailleurs éprouvent le même besoin de reconnaissance. Or les cadets se sentent souvent sous-évalués au regard de leur effort de formation et, les plus âgés, au regard de leur expérience. D'une manière générale, la valeur de l'expérience, ces dernières années, s'est effacée devant la survalorisation de l'innovation (associée à la jeunesse).

Par ailleurs, la reconnaissance passe trop souvent par le salaire, éventuellement complété de bonus, de primes ou d'une évolution hiérarchique.

Insuffisant, voire contre-productif, estime Énéo. Qui propose de multiplier les outils complémentaires comme les fêtes d'accueil et de départ, les entretiens avec le supérieur hiérarchique, la valorisation du travail de chacun devant ses collègues, etc.

Appendre tout au long de sa carrière

Une bonne politique de gestion des ressources humaines doit s'appuyer sur la gestion individualisée des carrières. À chacun sa formation continuée en fonction de ses besoins, envies et compétences propres. Les formations ne doivent donc pas s'adresser en priorité aux plus jeunes.

Par ailleurs, il faut multiplier les scénarios de mobilité horizontale, c'est-à-dire non fondée à tout prix sur l'ascension hiérarchique ou l'amélioration salariale. La mobilité verticale, en effet, installe fréquemment une concurrence entre les travailleurs et met en péril les solidarités.

Partager les connaissances

La mise en place de lieux spécifiques de transmission et d'échange des connaissances a l'avantage de casser un stéréotype : seuls les anciens ont quelque chose à transmettre. Les jeunes travailleurs ont, eux aussi, des compétences venant de leur formation récente ou de leur occupation professionnelle précédente.

Pour ce faire, les moyens – formels ou informels – sont variés : de l'accueil du nouvel engagé à l'entretien de transmission structuré, en passant par le kit d'intégration à l'embauche, le tutorat ou le parrainage. Difficile, certes, lorsque les conditions de travail sont stressantes ou lorsqu'il y a abondance d'emplois précaires…

Instaurer un climat de travail démocratique

Attention, terrain miné ! Aborder la démocratie au travail fait souvent peur : on pense à une prise de pouvoir quasiment intégrale par la majorité ou à une collégialité qui priverait la hiérarchie de ses prérogatives. Il s'agit plutôt de dépasser l'illusion de la démocratie procurée par des réunions fréquentes (où l'on diffuse de l'information) et, à la place, de favoriser l'autonomie d'organisation des travailleurs.

Comment ? En rassemblant les gens qui ont des affinités, en encourageant leur auto-gestion et leur capacité de prise de décision. Plus concrètement, certaines entreprises favorisent la cooptation de leaders, chargés de collecter et d'organiser les opinions des salariés.

D'autres segmentent dans le temps la prise de responsabilité : chaque semaine, un employé différent est chargé de diriger la réunion. Bref, un changement radical de management...

Permettre les coopérations informelles

Selon le consultant en management Frédéric Laloux, on n'afficherait au travail qu'un seizième de soi-même, à savoir la partie la plus valorisée par le milieu professionnel. On laisserait au vestiaire valeurs, émotions, sentiments… Or, parallèlement aux procédures codifiées de coordination et d'échange d'informations, ceux-ci peuvent utilement favoriser la coopération entre les travailleurs de générations différentes.

Ce "travail vivant", qui dépasse le cadre du travail prescrit, est rarement reconnu. Bien qu'aléatoire, il permet des gains d'efficacité, un certain degré d'auto-organisation et une certaine vivacité des solidarités au travail. Il permet également de souffler, d'accumuler collectivement les savoirs, d'ouvrir des espaces d'initiatives.

Et, finalement, de rapprocher les générations. On peut certes encourager ces solidarités spontanées par des team building ou par des formations à la coopération. Mais il faut aussi lui laisser des espaces d'expression informelle, peu réglementée.

Agir structurellement

Depuis 2012, la convention collective de travail 104 contraint chaque entreprise de plus de 20 personnes à rédiger un plan permettant de maintenir ou d'augmenter le nombre de travailleurs de plus de 45 ans. Peu contraignante, peu contrôlée et dénuée de moyens pour sa mise en œuvre, elle reste trop peu pratiquée.

Plus généralement, de tels aménagements sont à situer dans le cadre général des réflexions en cours sur la réduction du temps de travail (lire "Travailler moins pour travailler tous et vivre mieux" dans En Marche, du 3 novembre dernier).

Pour en savoir plus ...

>> Plus d'infos : consulter l'étude complète, parue dans Balises n°55, sur www.eneo.be.