Vie professionnelle

Brown out : le nouvel ennemi de l'entreprise

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Stéphanie Van Haesebrouck

Stéphanie Van Haesebrouck

Après deux semaines, j'ai compris que je ne m'épanouirais pas dans cette boîte, nous confie Laurence, une jeune trentenaire alors fraichement engagée dans une grande firme française. Je me suis donné une chance de revoir mon opinion. Le salaire y était intéressant et je pouvais m'y former facilement. Mais à l'issue des formations, je n'avais aucune marge de manœuvre pour en faire profiter la boîte. Tout y était figé et la qualité de mon travail était mesurée uni­quement en termes de rentabilité. Je ne m'y retrouvais pas. Après huit mois, j'ai écouté mon corps et je suis partie. "

Certaines victimes du brown out, comme Laurence, quittent plus ou moins rapidement leur emploi. Mais toutes en démissionnent a minima mentalement. Car c'est bien le sens premier de cette expression anglaise empruntée à l'électricité : une diminution volontaire ou involontaire de la tension, qui provoque une baisse de régime. En somme, le collaborateur atteint de brown out n'est plus suffisamment stimulé et se désinvestit.

Compétences ou valeurs

"On distingue deux causes au brown out, explique Dominique Lelubre, psychologue de formation et directrice des ressources humaines pendant vingt ans dans une entreprise privée. La plus importante est l'accomplissement de tâches inintéressantes, inutiles ou pour lesquelles un salarié est surqualifié. Certains dirigeants se félicitent d'avoir engagé tel ou tel profil mais ne permettent pas à ces collaborateurs d'exploiter leurs compétences."

Seconde cause de cette pathologie : la non-adhésion aux valeurs internes. "Demander à une aide-soignante de ne plus discuter avec ses patients sous prétexte qu'elle travaille trop lentement, c'est la priver du contenu de son métier, détaille la psychologue. Même conflit de valeurs si on exige d'un jardinier soucieux d'écologie d'utiliser un désherbant toxique. Ou si l'on attend d'un guichetier de banque, sensible à la justice soci­ale, de vendre un produit peu intéressant à un public défavorisé. Ces salariés se retrouvent en décalage vis-à-vis des valeurs ou des codes de conduite de l'entreprise."  

Désengagés mais présents

Contrairement aux victimes du burn out, les salariés sujets au brown out parviennent à continuer de travailler mais sont totalement désinvestis. Et cela peut durer des années. Certains s'épanouissent exclusivement dans la sphère privée, mais cette démotivation professionnelle finit bien souvent par contaminer leur vie sociale et familiale. "Le collaborateur change alors progressivement d'attitude, intervient l'experte. Il s'isole, s'absente souvent mais peu longtemps (alors qu'un burn out entraine plutôt une longue et soudaine absence). Il peut devenir cynique et agressif. À cela s'ajoutent des troubles physi­ques typiques du stress : troubles du sommeil ou de digestion, douleurs musculosquelettiques, grande fatigue… Sans oublier les difficultés de concentration, la baisse d'estime de soi, l'anxiété voire la dépression...". C'est parce qu'ils sont moins visibles et plus progressifs que les salariés comme les soignants mettent du temps à lier ces symptômes au brown out. Mais l'indice numéro un reste cette démotivation liée à un sentiment d’aberration quant au travail à réaliser.

Partir ou dialoguer

Changer d'employeur semble être la solution la plus indiquée pour le salarié qui ne se sent pas en phase avec les valeurs de l'organisation. Mais trouver un nouvel emploi ou préparer sa reconversion demande du temps. Dans l'entre-deux, il s'agit d'évoluer le plus sereinement possible à son poste actuel. "J''aide alors mes patients à gérer leur stress. Je les encourage à identifier ce qui leur procure de l'énergie et à réintégrer ces plaisirs-là dans leur quotidien", souligne Dominique Lelubre.

Quand un conflit de valeurs n'est pas la source du brown out, le départ ne s'impose pas. Le collaborateur insatisfait par le contenu de son travail peut en discuter avec sa hiérarchie. Cette discussion lui permettra peut-être de se voir attribuer d'autres tâches ou de comprendre les raisons pour lesquelles tel dossier est important ou telle tâche a du sens. "La question du sens dans la sphère professionnelle est une affaire de coresponsabilité. Employé et employeur ont un rôle à jouer", expose Agnes Uhereczky, consultante en développement organisationnel et experte en équilibre vie privée et vie professionnelle.

Un signal pour l'entreprise

Voir son chiffre d'affaires chuter ou observer un désinvestissement de la part de son personnel devrait alerter tout employeur. Agnes Uhereczky se souvient du cas (1) d'un patron de centre d'appels qui rencontrait un renouvellement de son personnel important et des résultats discutables. Rôle des appelants : récolter des donations de la part d'anciens universitaires. Pour enrayer ce phénomène, le directeur a bénéficié de l'expertise de chercheurs en psychologie organisationnelle (2). Ceux-ci ont suggéré de ne pas se limiter à expliquer la réaffectation de l'argent récolté mais d'organiser une rencontre entre les appelants et les bénéficiaires de ces donations. Résultat : le personnel s'est beaucoup plus investi dans sa mission et le nombre de donations a considérablement augmenté. Un patron a tout à gagner à savoir ce qui motive son personnel.

Des leviers pour les managers

Les dirigeants disposent de divers leviers pour motiver leur personnel, souligne Agnes Uhereczky. L'un d'entre eux consiste à expliquer la stratégie de l'organisation à son personnel. Cela peut se faire au détour de rencontres avec la direction, lors desquelles le personnel pourrait poser ses questions. Autre possibilité : rappeler aux managers l'importance de montrer à leurs équipes comment chaque projet répond aux objectifs de l'entreprise. Et pourquoi ne pas aller plus loin en détaillant comment la firme entend répondre à certains défis sociétaux ? Des cadres qui souhaitent redonner du sens aux missions de leurs collaborateurs peuvent aussi leur permettre de consacrer 20% de leur temps à des projets qui les intéressent.

Une autre piste ? Considérer les employés com­me des êtres à part entière en mettant à l'honneur leurs talents extra-professionnels. Un collègue qui cuisine excellemment bien pourrait confectionner quelques-unes de ses spécialités pour un événement de la société. Il revient aussi à la direction d'amener ses managers à développer des compétences comportementales, transversales et humaines telles que la con­fiance en soi, l'empathie, la gestion du stress, l'intelligen­ce émotionnelle, le sens du collectif...

En somme, c'est toute une politique d'entreprise qui doit être mise en place. "Hier, le personnel d'une organisation était plus ou moins homogène. Aujourd'hui, les collaborateurs d'une même firme se distinguent plus fortement les uns des autres par leurs attentes, leur culture, leurs expéri­ences… Éviter le brown out en créant une société riche de sens passe donc par une multitude de moyens. C'est en travaillant ensemble que directions et employés sauront affronter l'écueil d'une perte de sens", conclut la consultante.


De quoi parle-t-on ?

Burn out
Épuisement professionnel lié à une exposition prolongée au stress au travail. Les causes sont variées : surcharge de travail, longues journées, pression des délais…

Bore out
Épuisement professionnel lié à un manque de travail ou à l'ennui suscité par les tâches confiées au salarié.

Brown out
Perte de sens et/ou d’utilité de l'employé. Ce mal-être peut naître de l’absurdité des missions données à l'employé ou d’une non-adhésion aux valeurs de l'entreprise.

Ces souffrances psychologiques liées au contexte professionnel peuvent se recouper dans certains cas.

Trois idées à nuancer sur le brown out selon Agnes Uhereczky

  1. Il est lié aux nouvelles technologies. Oui, ces dernières bousculent nos métiers. Non, elles n'entraînent pas nécessairement des absurdités. Les technologies permettent le télétravail donc a priori un certain confort. En exécutant certaines tâches à notre place, elles nous dégagent aussi du temps pour des activités plus intéressantes. D'un autre côté, si des responsables d'une même organisation n'adoptent pas les mêmes outils technologiques ou s'ils le font dans des délais trop espacés, cela peut entraîner des incohérences pour leurs salariés qui doivent collaborer.
  2. Il se développe surtout dans certains secteurs comme le secteur bancaire, celui des ressources humaines ou celui des soins (crèches, hôpitaux, maisons de repos…). En réalité, le do-maine d'activité n'explique pas à lui seul les cas de brown out. C'est plutôt la pression budgétaire que subit le secteur qui est en cause. Le sens se construit et se communique. Or les premiers départements où l'on restreint les moyens sont souvent ceux de la formation et de la communi -cation. 
  3. Il représente un défi croissant. À l'heure actuelle, l'employé insatisfait change plus facile-ment de travail, le chômage étant actuellement très bas en Europe. Les réseaux sociaux peuvent aider à se faire une idée des firmes où il fait bon travailler. Aussi, les entreprises s'ouvrent de plus en plus à la psychologie organisationnelle (2) !