Vie professionnelle

Petits patrons : héros aux pieds d'argile

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© Photononstop
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Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

"Il y a plus de statistiques sur la santé des baleines bleues que sur celle des petits entrepreneurs." Olivier Torres, économiste à Montpellier (France) et fondateur de l'Observatoire français Amarok (1), tire régulièrement la sonnette d'alarme sur cette nébuleuse qu'est l'état de santé des "petits" indépendants. On sait peu de choses, en effet, sur l'état de santé physique et mentale des artisans, professions libérales et chefs de toutes petites entreprises. "Quand une vague de suicides frappe France Télécom, tout le monde s'en émeut. Mais, chaque jour, un à deux ‘petits patrons’ se suicident en France et cela, dans l'indifférence générale."

En Belgique aussi, les chiffres commencent seulement à émerger. Pour la première fois, une étude de l'École de santé publique de l'ULB menée en 2014 dans une poignée de quartiers bruxellois, du Sablon à Matongé, a livré quelques données édifiantes (2). 37% des petits patrons travaillent plus de soixante heures par semaine ; 40% à peine pratiquent une activité sportive régulière ; 20% dorment moins de six heures par nuit. Au total, un dirigeant sur cinq présente des signes précurseurs de burn out. Une étude à paraître, portant cette fois sur l'ensemble de la Belgique (3), conclut qu'un travailleur indépendant sur trois s'estime épuisé par sa profession ; près de 13% des sondés estiment souffrir d'une dépression. "Alarmant quand on sait que les indépendants, professions libérales et PME représentent 68,9% de l'emploi privé, soit la colonne vertébrale de notre économie", commente-t-on à l'Union des classes moyennes.

Appels tardifs

Un boulanger devant son fourneau

Les explications de la surcharge et du stress sont connues: horaires à rallonge, interpénétration de la vie familiale et professionnelle, pressions diverses (clientèle, fournisseurs,contrôleurs…). À cela s'ajoute le poids des responsabilités à l'égard d'autrui : "Perdre un ou deux clients peut avoir des répercutions décisives sur la pérennité de l'entreprise mais aussi son personnel, même réduit, explique Bernadette Taeymans, directrice de l'ASBL Question Santé. Or l'indépendant estime qu'il ne peut se permettre d'être malade. D'ailleurs, il consulte nettement moins son médecin que le salarié. Résultat: Il ne perçoit pas les signaux d'a larme sur sa santé." Paradoxe. Il existe, en Belgique, une multitude de structures (halls relais, pépinières, couveuses d'entreprises) destinées à venir en aide aux indépendants et petits patrons en difficultés. Las! Le soutien apporté se cantonne le plus souvent aux domaines administratif, comptable, fiscal, etc. Bien qu'abordés en filigrane dans les demandes d'aide, les problèmes de santé n'y sont pas traités (sauf par renvoi à... SOS Suicide) ni envisagés préventivement. Exception à la règle: au Centre bruxellois pour entreprises en difficultés (BECI), une aide psychologique est proposée 7 jours sur 7, 24 h/24 (4). Avec un bémol : "Si c'est pour une demande de santé, les gens ne nous contactent qu'après avoir attendu très longtemps. Ils arrivent alors complètement déstabilisés." Le risque est grand, à ce stade, de voir la santé du demandeur sombrer, alors qu'elle peut déjà être ébranlée par diverses somatisations (maux de dos, migraines…).

Mieux vaut prévenir

salon de coiffure

Pour encourager les petits patrons à s'intéresser préventivement à leur santé générale (sommeil, alimentation, activité physique, gestion du temps...), il faut dépasser un paradoxe, résumé par Céline Mahieu (ULB): "Bien que très dépendants de la vie du quartier et des autres commerçants, les indépendants ont tendance à peu jouer la carte collective et à rester confinés dans l'isolement." Ici et là commencent donc à émerger des pistes et idées de solutions: groupes de parole thématiques organisés par quartier ("Mais pas sur la santé, qui rebute !", conseille un acteur du monde de l'entreprise) ; interventions à domicile d'acteurs psycho-sociaux (déjà pratiquée avec succès auprès des agriculteurs, par Agricall) ; coaching par des pairs issus de chaque secteur (Horeca, coiffure, bâtiment...) ; partage d'expériences via le Net (plus adaptés aux exigences d'horaires) ; ateliers thématiques (alimentation, gestion du stress...), labellisation du coaching, etc. Et jusqu'à cette suggestion simple et de bon sens : diffuser systématiquement, dans tous les échanges de courrier avec l'administration de la TVA, des brochures de sensibilisation à la protection de la santé. Autant de moyens qui, sans constituer pour autant des solutions miracles, pourraient éviter bien des souffrances.

De la promotion de la santé

L’asbl Question Santé gère un projet pilote intitulé "7 Jours Santé". Il s’adresse aux en trepreneurs et chefs de petites entreprises, en particulier bruxellois. Il vise la sensibilisation et l'accompagnement/coaching des entrepreneurs.
Plus d'infos : www.questionsante.org ou www.7jsante.be • 02/512.41.74

Témoignages

Bruno, avocat, 57 ans

Une démarche préventive

Bruno travaille dans un bureau d'avocats bruxellois. En équipe, certes, mais chacun sur ses dossiers. Tomber malade une ou deux semaines, ce serait le pétrin pour tous les collègues, les dossiers restant en suspens. Le stress, il connaît : certains clients exigeants et pas toujours commodes ; le déluge de courriels à traiter ; les coups de fil qui exigent une réponse rapide… Il fait du sport, mais seulement le week-end. Un jour, il tombe sur l'annonce de conférences destinées aux indépendants, organisées par Question Santé. Curieux de tout, il décide d'y assister. Médecin, nutritionniste, spécialiste du développement personnel… Tous ces experts y prodiguent "des conseils de bon sens", qui le font réfléchir sur son alimentation, son sommeil, l'organisation de son espace de travail, etc. "Quand un de ces conseils fait mouche, il faut le mettre en pratique dans les 30 jours, sinon c'est fichu !" Séduit par la simplicité et la convivialité de ces conférences ("des orateurs et des indépendants venus de tous les horizons"), il s'inscrit aussi à des séances de fitness, en semaine. Il équilibre ainsi mieux sa vie. "Je ne suis ni déprimé, ni en burn out. Mais, frappé par le nombre de gens souffrant de maux de dos et de douleurs diverses, je tente d'avoir une démarche préventive. Après tout, nous allons tous vivre de plus en plus vieux…"

Françoise, coiffeuse, 60 ans

L'angoisse d'une année sans travail

Un jour du printemps dernier, le corps de Françoise, coiffeuse, dit "stop". Boum, le coup de massue ! Une sorte de dégoût, d'étouffement, qui se traduit par des tremblements violents, une bouche sèche, des jambes qui ne portent plus. "J'avais déjà eu des crises d'angoisses, que je croyais avoir surmontées par un séjour à la mer. Erreur… Il faut dire que j'ai aussi perdu mes deux parents en dix mois." Son médecin diagnostique un burn out et avertit : il faudra au moins un an pour s'en remettre. De quoi renforcer les angoisses de Françoise : un an sans travail, c'est impossible ! Elle craint de perdre ses clientes, de voir fondre ses revenus, de déprimer d'autant plus. Elle ne mange plus, perd sept kilos. Elle ferme finalement son salon pendant un mois, mais pas plus. Puis elle reprend partiellement le travail, se fait aider par une psychologue, pratique de la kiné de relaxation, prend des antidépresseurs. Seule à la maison, elle est soutenue par ses deux filles. Surprise : une seule cliente l'a finalement abandonnée. Une autre lui a glissé une lettre de soutien dans sa boîte aux lettres. Financièrement, l'indemnité de la mutualité, à laquelle elle croyait ne pas avoir droit, l'aide à nouer les deux bouts. Son médecin-conseil l'encourage. Un an après ce grand trou noir, Françoise va un peu mieux, mais se sent encore fragile, fatiguée. "Je crains que tout ça recommence. Ça arrive si vite, sans crier gare. Plus rien ne sera jamais comme avant."

François, ébéniste, 45 ans

Une course incessante

"Plus que quelques semaines à tenir... En juillet, j'espère revivre..." François, menuisier-ébéniste, n'en peut plus. Il y a quelques mois, il a craqué. Lui qui a toujours eu 10.000 projets en tête s'est retrouvé bloqué au lit ou rivé à sa TV. Fringales, insomnies, repli sur soi, absence d'envies. Il y a trois ans, il s'était mis en tête de retaper - seul - deux gîtes pour les mettre en location. De quoi compléter ses revenus de professeur en ébénisterie. Peu après, il a décidé de suivre des cours pour décrocher un certificat d'aptitude professionnelle (CAP). Mais c'était trop ! Déplacements dans les écoles, préparations des leçons, travaux de groupe : une course incessante. "Un ami carreleur m'avait prévenu, mais je ne l'ai pas écouté..." Une hernie, une luxation d'épaule n'ont rien arrangé. Face à sa "très grosse fatigue", François a décidé de s'en sortir seul : pas de médecin. "Je mords sur ma chique, je ne montre pas mes sentiments. Ma femme m'a aidé." En juillet, ça devrait aller mieux : il aura son CAP en poche, son poste de prof sera plus sûr, il sera plus patient avec les enfants. Peut-être pourra-t-il entamer la rénovation du troisième gîte.