Vie professionnelle

Redonner du sens au travail

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(c) Adobe Stock
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Aurelia Jane Lee

Aurelia Jane Lee

"Depuis cinq ans, la Belgique dépense plus de budget national pour les malades de longue durée (essentiellement des dépressions et des burn-out) que de charges liées au chômage", relevait Pedro Correa lors d'un discours aux jeunes ingénieurs diplômés de l'UCL, publié dans son ouvrage Matins clairs. (1) 

Ex-banquier, aujourd'hui photographe, Pedro Correa n'a de cesse d'interroger le sens de cette course à la productivité qui caractérise bien des milieux professionnels. "Lors du confinement, nous avons constaté quels étaient les acteurs essentiels de notre société mise à rude épreuve", écrit-il. Parmi ces professions indispensables, il cite les soignants, les éboueurs, les conducteurs de bus, les professeurs, les agriculteurs, le personnel de nettoyage, mais aussi les artisans, musiciens, humoristes, poètes… Des métiers, précise-t-il, situés à l'opposé de ceux que l'anthropologue David Graeber (2) a baptisé "bullshit jobs" (emplois à la con), ces postes "dont la disparition n'altérerait en rien notre société car ils ont pour unique vocation le maintien du système en place."

Épuisement général

Graeber s'appuyait sur des centaines de témoignages, recueillis principalement en Europe et aux États-Unis dans les années 2010, pour établir qu'une importante proportion de travailleurs (entre 37 et 40% selon ses estimations) se considère comme inutile, assignée à des missions sans intérêt, ni pour eux ni pour leur entreprise. Si "être payé pour ne rien faire", ou du moins, rien de consistant, peut sembler confortable au premier abord, la réalité vécue par ces travailleurs (généralement des salariés) s'avère beaucoup plus complexe. Condamnés à accomplir des tâches absurdes ou à faire semblant d'être occupés, ils nourrissent un sentiment d'imposture et un profond dégoût d'eux-mêmes. Cette situation a un impact direct sur leur santé, d'autant plus que les contraintes économiques (loyer à payer, dettes à rembourser…) rendent la majorité d'entre eux "prisonniers" de leur gagne-pain. 

D'autres métiers sont indiscutablement utiles et profitables à l'ensemble de la société, comme les soins ou l'enseignement. Néanmoins, Graeber fait remarquer que la façon dont ils sont organisés, "managés", amène parfois aussi une perte de sens. Ces professions, qui tiennent souvent de la vocation, sont généralement mal payées, ingrates et s'avèrent finalement elles aussi sources de souffrance, pour des raisons différentes. Gangréné par la course au rendement, déshumanisé, "uberisé", le secteur des services (livreurs, chauffeurs…) est également touché.

Parallèlement à l'explosion du nombre de burn-out (ou surmenage), les phénomènes de la perte de sens au travail (brown-out) ou de l'ennui au travail (bore-out), qui lui sont parfois assimilés, apparaissent comme les symptômes d'un épuisement professionnel global. Entre ceux qui sont débordés mais qui, convaincus de jouer un rôle indispensable, s'épuisent à la tâche, ceux qui s'ennuient dans une fonction mal définie, vidée de sa substance, ou encore ceux qui s'interrogent sur la réelle plus-value de ce qu'ils produisent, tous, essentiellement, sont en souffrance.

Sortir de la logique marchande

Dans cette épidémie de burn-out et le mal-être au travail, on peut voir le signe d'une perte de repères, d'un sentiment d'absurdité généralisé. La bonne nouvelle, c'est que ce phénomène révèle aussi une prise de conscience et un refus de plus en plus affirmé du modèle de production imposé, lorsqu'il va à l'encontre des aspirations et valeurs personnelles. Car cette réaction forte est la preuve d'une certaine résistance, d'une absence de résignation, d'un sursaut d'humanité. Une fois la crise passée, le questionnement radical qu'elle engendre s'avère souvent fécond, donnant lieu à une nouvelle approche du travail, plus équilibrée. Consommer moins ou autrement, réordonner ses priorités, être créatif plutôt que productif, réinvestir dans l'entraide locale… sont autant de choix possibles pour retrouver du sens. 

Selon Graeber, les "bullshit jobs" disparaîtraient si l'on cessait d'alimenter ce système productiviste-consumériste en y sacrifiant notre temps et notre santé. Pedro Correa rappelle que "lors du premier confinement mondial de l'Histoire, nous avons été privés de consommation à l'exception des biens essentiels. Beaucoup parlent des conséquences dramatiques de ces trois mois de confinement, plus importantes que celles de la crise de 1929. Qu'est-ce que cela dit de notre système en place, qui s'effondre dès que nous ne consommons plus que ce qui nous est essentiel ?" Et en quoi consiste cet essentiel ?


  1. Matins Clairs. Lettre à tous ceux qui veulent changer de vie, Pedro Correa, Éd. L'Iconoclaste, 2020.

  2. Bullshit Jobs, David Graeber, Éd. Les Liens qui Libèrent, 2018.