Vivre ensemble

Ces drôles d'artisans du lien social

10 min.
(cc) Jugreen_de Flickr.com
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En Marche

En Marche

Ils ne sont experts de rien. Ou, s'ils le sont, veulent rester dans la discrétion, voire l'anonymat. Ils ne cherchent pas à attirer les flashs ni à gagner de l'argent. Pas même à glaner quelques piécettes. Leur ressort, c'est une étincelle. Le déclic de l'idée originale, du regard hors normes, du geste sorti des rituels. Tous ces acteurs insolites, par leurs initiatives désintéressées, nous lancent un clin d'oeil ou nous font un appel du pied. "Hola, toi, simple passant(e), simple citoyen(ne), arrête ton pas un instant ! Casse les schémas mentaux de ton train-train quotidien. Change ton regard et, si j'ai réussi à te convaincre, joins-toi à moi et fais de même".

Les uns enterrent des graines de fleur dans les ornières de nos chaussées ou projettent des bombes (pacifiques) sur les murs de nos villes. Les autres refusent de laisser leurs livres personnels se couvrir de poussière au fond de leur bibliothèque et les disséminent à qui veut. D'autres, aussi, nettoient gracieusement la nature ou mettent sous abri ses habitants les plus menacés.

Pas de prosélytisme chez ces héros de l'ombre. Juste l'envie de tracer leur chemin et de voir si d'autres l'emprunteront. Parfois, le succès est au rendez-vous et c'est carrément une communauté toute entière qui se crée. Voire une mode, un courant, une nouvelle culture qui va jusqu'à déborder les frontières. En tout cas, à chacun de ces petits ou grands défis, c'est – potentiellement – un lien qui se noue, un mur qui s'effondre, une grisaille qui s'estompe. Bénéfique, pour qui sait s'arrêter, le remarquer, s'y adonner.

Menu rapide :


Sauvetages crépusculaires

Les hirondelles font le printemps, dit-on… Oubliez ! Depuis quelques années, c'est plutôt un étrange ballet fluo, au bord des bois et des plans d'eau, qui marque le retour du beau temps. Courant mars, une nuée de volontaires chaussés de bottes, armés de seaux et de gants, s'en va fouiller les fossés des campagnes et jouer la navette – dix fois, cent fois, mille fois… – entre la gauche et la droite des routes à grande circulation.

L'objet de cette sarabande : les crapauds (communs) et les grenouilles (rousses), deux espèces de batraciens. Celles-ci ont pour point commun de se concentrer, dès que la température le permet, sur un site unique de reproduction fidèlement respecté par leurs aïeux depuis des générations. Chemin faisant, ces amphibiens finissent souvent aplatis comme des crêpes sous les pneus des véhicules. Triste sort ! Sauf que les protecteurs veillent au grain : en dix ans à peine, le nombre d'opérations de ce type répertoriées en Wallonie a sextuplé, passant de 20 à 120. Ce qui représente 180 sites de reproduction pris en charge.

L'explication de ce succès ? "Accéder à une nature de proximité, souvent en famille, et faire un geste concret en faveur de la biodiversité, analyse Arnaud Laudelout, chez Natagora. Les parents veulent montrer les animaux à leurs enfants. Et puis, les gens se sentent de plus en plus concernés par la souffrance animale…"

Au départ purement spontanés, ces sauvetages bénéficient dorénavant d'une stimulation et d'une organisation permises par les PCDN (Plans communaux de développement de la nature), les Contrats de rivière et l'encadrement de Natagora.

Efficace à long terme, toute cette mobilisation ? Elle constitue, en tout cas, un puissant outil de sensibilisation à l'environnement. "Surtout si ces groupes se retrouvent, plus tard dans l'année, pour (re)créer les mares et les frayères d'autrefois. Rien ne remplacera jamais la perte drastique d'habitats subies par les amphibiens depuis cinquante ans…"


Au fil de la ville

Des lampadaires emmitouflés dans leurs parures de laine, des arbres constellés de toiles d'araignées factices… Bienvenue dans le monde du tricot urbain, ou Yarn Bombing. Ce mouvement utilise le fil et la laine pour colorier la ville. La paternité en est attribué à Madga Sayeg, propriétaire d'une boutique de laine à Boston (États-Unis). Cette nouvelle discipline associée au street art (ou art urbain) a, depuis lors, suscité beaucoup d'enthousiasme à travers le monde. Arbres, bancs publics, poteaux… une multitude de supports se mue en un inépuisable terrain de jeu.

Depuis quelques années, des citoyens belges unissent également leurs aiguilles pour embellir l'espace public. Dans la capitale, le "Yarn Bombing Bruxelles" déroule ses pelotes depuis son quartier général situé à Ixelles. Les rencontres s'ouvrent à toute personne – débutante ou chevronnée – désireuse de s'essayer à cette pratique. Contrairement aux idées reçues, celle-ci n'est pas exclusivement pratiquée par la gent féminine. Chaque semaine, le groupe se réunit autour d'un projet, que les membres font évoluer au gré de leurs désirs. La trame de ces rencontres : un désir fort de tisser du lien social.

Crevette, fondatrice du collectif, avance : "le tricot urbain pousse les gens à se réapproprier leur quartier, leur ville. (…) La laine diffuse un message de lenteur dans la ville". Perçu comme moins agressif que la peinture, le tricot-graffiti reçoit généralement un accueil positif des habitants du quartier visé. Ceux-ci s'approprient les oeuvres. En témoigne l'habillage de l'arbre de la place Henri Conscience, à Ixelles, premier projet du collectif. Il a acquis le voisinage à sa cause. Les riverains, désormais, surveillent avec prévenance l'usure naturelle de son manteau bigarré.

Dans d'autres villes et d'autres lieux, des collectifs conçoivent à leur tour les plus beaux ornements. Et colorent mobilier et végétaux, dans une joyeuse réponse à la grisaille du ciel belge.


Partager les livres

Petit meuble à étagères, maisonnette sur pilotis, grande boîte aux lettres sur pied, micro bibliothèque en forme d'arbre : peu importe la forme du contenant pourvu qu'il y ait des livres dedans, bien à l'abri des turpitudes du temps…

Des boîtes à lire éclosent régulièrement dans les rues et sur les places de nos villes et villages. Ici, l'initiative provient de quel ques voisins passionnés de lecture. Là, c'est un groupe d'artistes qui a déployé son talent. Ailleurs, c'est un jeune garçon qui, après un séjour au Canada, a eu envie de transposer ce qu'il a observé Outre-Atlantique, de construire une boîte à livres et de la laisser vivre près de chez lui. Ailleurs encore, ce sont des bibliothécaires soucieux de rendre la lecture accessible à tous et d'aller au-devant des anonymes dans l'espace public.

L'idée des boîtes à lire est toute simple : chacun peut y déposer et emporter gratuitement un ou plusieurs livres de son choix. Un troc en quelque sorte.

"En offrant, vous permettez de partager les livres que vous avez aimés ou, simplement, de donner une seconde vie aux ouvrages au lieu de les laisser prendre la poussière dans votre bibliothèque. En prenant, vous vous accordez une belle découverte et de façon totalement gratuite, résume une habituée des boîtes à livres. Libre à chacun de replacer ensuite l'ouvrage emporté dans une boîte à livres… ou pas."

Romans, beaux livres, bandes dessinées, magazines, livres pour enfants… chacun pourra sans doute y trouver son bonheur. Celui qui dépose un livre peut indiquer sur la page de garde qu'il est donné à une boîte à livres. Cela évitera qu'il soit éventuellement revendu … S'il le souhaite, le lecteur peut laisser un petit mot dans l'ouvrage ou poster un avis sur Facebook si les organisateurs ont créé une page ou un groupe.

Dans le même esprit, mais d'une manière à la fois plus élaborée et plus aléatoire, on trouve le bookcrossing, un "club du livre international sans frontières". Le principe ? "Libérer" un livre, en le déposant quelque part dans un endroit public, sur un banc, dans un train, au pied d'un monument... Puis espérer que quelqu'un le récupère.

Grâce à un étiquetage spécifique, le bookcrosseur peut suivre le parcours de son livre sur internet et connaître l'avis de la personne qui l'a trouvé et lu avant qu'il ne le "relâche" à son tour dans l'espace public. Il arrive que certains ouvrages traversent les continents. Les bookcrosseurs forment une véritable communauté bibliophile qui partage volontiers ses passions sur les forums. Livres échangés ou mis à disposition dans l'espace public : à coup sûr, ces initiatives font le pari du partage et de l'essaimage. À nous de saisir ces opportunités et d'en respecter les règles du jeu.


Guérilleros verts

Bombes, grenades végétales… Le vocabulaire de l'artillerie lour de est sollicité pour embellir les villes en manque de couleurs. Sur un terrain en friche, dans le trou d'un pavé laissé manquant ou la faille d'un mur, de nombreux "spots" méritent le largage d'une grenade végétale pour être embellis. Ces bombes écologiques, confectionnées en catimini par des "guérilleros verts", invitent la nature en ville pour rivaliser avec le béton omniprésent et favoriser la biodiversité. Soyez rassurés : ces armes sont en vente libre.

En 1973, Liz Christy, figure de la contre-culture américaine, dégaine la première. À New York, au-dessus des palissades des terrains vagues, l'artiste sème les germes du mouvement Green guerillas avec ses bombes de graines. Il milite pour la reconquête de la ville par les citoyens via la création de jardins communautaires, lieux de sociabilité où la nature reprend ses droits. Aujourd'hui, le mouvement est à l'origine de plus de 600 jardins communautaires dans Big Apple.

Petit mode d'emploi : pour confectionner les munitions, on peut utiliser des graines de fleurs, de graminées ou même de légumes. Les semences de fleurs annuelles (tournesols, capucines, soucis…) germeront presque à coup sûr et donneront un résultat spectaculaire. Pour que l'expérience se répète la saison suivante, mieux vaut privilégier les fleurs non stériles. Idéalement, les bombes de graines doivent être fabriquées peu de temps avant leur utilisation, donc au moment où les fleurs choisies sont normalement semées.

Ajouter deux volumes d'argile verte en poudre à un volume de terre ou de terreau et, si possible, un peu de compost. Mélanger avec une cuillère. Puis ajouter de l'eau de sorte que la matière ait la consistance d'une pâte à modeler. Façonner des petites boules de la taille d'une balle de ping-pong et les creuser à l'aide de l'index pour y déposer les graines. Trois grosses semences (tournesols…) suffiront, une dizaine si elles sont plus petites. Refermer la boulette et lui donner une forme sphérique.

Le commando peut dès lors se mettre en marche et bombarder les spots identifiés. Une ou deux pluies plus tard, les bombes végétales seront ramollies et les graines pourront germer.


Passe et sers-toi : incroyable (comestible) !

Semer des graines dans le moindre espace de terre disponible,et offrir les légumes ou les fruits ainsi produits à des inconnus, gratuitement. Drôle d'idée ? C'est pourtant ce que font de plus en plus de gens dans les quartiers de villes et de bourgs aussi divers que Schaerbeek, Grez-Doiceau, Tournai, Stavelot, Florenville, etc.

L'idée a… germé en 2008 dans l'esprit d'habitants de la ville de Todmorden (Grande-Bretagne) décidés à s'entraider pour face à la crise. Elle percole aujourd'hui dans de nombreux pays, dont la Belgique, sous le nom agréablement farfelu d'"Incroyables comestibles".

L'idée : se réapproprier l'espace public colonisé par les "mauvaises" herbes ou par des aménagements intempestifs, et donner un petit coup de pouce à d'autres formes d'agriculture urbaine, plus ambitieuses (potagers collectifs, jardins communautaires…).

Toute surface est bonne pour semer : le pied d'un arbre, l'espace oublié entre deux maisons, un petit coin de jardinière sur un balcon, etc. Tant pis pour le risque de vandalisme ou de gloutonnerie anonyme : le pari est fait que la courgette, le potiron, la framboise ou la plante aromatique arrivés à maturité ne seront cueillis qu'au "prix" d'une rencontre ou d'une complicité entre le planteur et le voisin ou le passant.

Parfois, de simples fleurs contribuent à l'embellissement des lieux. Bien sûr, un minimum de précautions s'impose, par exemple contre les déjections des chiens. Excellent prétexte, alors, pour se retrouver, entre voisins, et construire des bacs surélevés à partir de matériaux de seconde main.

Et voilà la dynamique de (re)connaissance (re)lancée dans des quartiers où l'on ne se parlait pas ou plus…. L'arrosoir à la main, le voisin s'avance vers une plante qu'il n'a pas semée lui-même. Des enfants cueillent un fruit sur le chemin de l'école. D'autres, dessins à l'appui, réalisent un petit panneau explicatif sur la démarche… Autant de tremplins pour de nouvelles formes de liens entre voisins.


L'art dans la rue

Depuis des millénaires, les hommes s'emparent des murs pour y laisser leurs empreintes. Messages triviaux, cris d'amour, opinions politiques, interrogations philosophiques… , tous témoignent d'une époque. Comme cette inscription "Ne travaillez jamais", apposée à Paris en 1953 par Guy Debord, reprise par le mouvement de mai 68.

Autre ville: New York. À la fin des années 60, une véritable effervescence s'empare de la rue. Des anonymes couvrent de tags (signatures) les métros et, ensuite, les murs de certains quartiers. En y laissant leurs marques, les auteurs revendiquent leur existence aux yeux du monde entier. Les tags se complexifient et donnent naissance aux graffitis modernes.

En traversant l'Atlantique, les bombes d'aérosol rencontrent les pochoirs et les collages, utilisés en Europe. Les pratiques d'art urbain se répandent comme de la poudre. Les oeuvres envahissent les villes. Sous le vocable de street art cohabitent de nombreuses techniques. Elles ont en commun d'utiliser la rue comme support d'expression.

Les créations surgissent au coin d'un trottoir, s'offrent à la vue des passants sur des façades entières ou habitent les accidents d'un mur. Tantôt elles s'exposent en haut des immeubles, tantôt apparaissent dans les tunnels des métros, soudain éclairées par les feux d'une rame. Détournent les publicités pour en faire la critique, jouent avec les panneaux de signalisation.

Dans la rue, l'art appartient potentiellement à tout le monde. Et les oeuvres s'adressent à tous. Telles ces images de sans-abris, collées par l'artiste Blek le Rat dans Paris. Leur puissance visuelle permet, dit-il, d'interpeller un public qui ne voit même plus ces femmes et ces hommes qui dorment à même le béton.

Actif de longue date dans le milieu du graffiti bruxellois, un observateur détaille les motivations à l'oeuvre: "recherche, création, défoulement… Certains ont une vraie rage sociale. S'emparer de la rue constitue un moyen d'atteindre le grand public, un acte posé par rapport à d'autres. Personnellement, cela me permet aussi de porter des revendications politiques en faveur des générations futures". Une invitation à regarder autrement cet art controversé.


Des mains discrètes qui soignent les promenades

Bords de la Haute Sambre, au sud de Charleroi. Là où la rivière a fière allure, où les berges donnent dans le bucolique. La région, méconnue, est superbe et invite à la balade. Michelle habite un hameau dans cet écrin. Les jours de beau temps, elle voit défiler marcheurs et cyclistes qui suivent les méandres du Ravel. Elle voit également les pêcheurs s'installer entre deux écluses construites pour la navigation voici cent cinquante ans.

Pour profiter de ce bel environnement mais aussi pour entretenir sa forme, elle s'organise elle aussi une petite promenade presque quotidienne. Autrefois, avec son chien. Dans sa poche, elle glisse souvent une paire de gants en caoutchouc. Parfois, elle se munit d'une pince à déchets qui lui sert également d'appui. C'est que l'habitante du cru veille à son environnement : elle ramasse les détritus jetés aux bords des chemins.

Au gré de son parcours, c'est devenu une habitude, comme pour d'autres voisins, voisines. De petits gestes fréquents et discrets qui participent à la préservation des lieux. Et il y a du boulot ! Ses sacs poubelles emplis de canettes et autres emballages jetés sans vergogne en témoignent. Parfois, le découragement la submerge. L'impression d'une tâche sans fin, d'un ouvrage remis le métier en permanence.

Deux fois par an, la mobilisation est collective et vient compléter les interventions régulières des ouvriers communaux. Dans le hameau, quelques voisins se donnent rendez-vous et mettent leurs énergies en commun pour un "grand nettoyage". Objectif: dégager les fossés des dépôts clandestins, rendre au ruisseau voisin un peu de sa propreté, s'atteler à un ramassage plus complet. Michelle voudrait y voir un moment de contagion. Car, aux yeux de la sexagénaire, il est nécessaire de sensibiliser enfants et adultes à protéger la beauté de leur environnement.

Nos quartiers peuvent souvent compter sur des Michelle, petites mains soignant notre environnement en toute discrétion. Bien sûr, on peut rêver que leurs interventions ne soient plus nécessaires et que "détritus" rime pour tous avec "poubelle" et "recyclage". En attendant, se pencher pour ramasser les déchets est un geste relativement simple, à la portée de tout un chacun. Et ô combien précieux.