Vivre ensemble

Choix de lit, choix de vie

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© Pixabay
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Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

En chantant "Avec le temps, va, tout s'en va…", Léo Ferré s'est trompé. Le temps qui passe ne tue pas le désir, ou pas complètement. On sait en effet, depuis les études de Masters et Johnson des années soixante et septante (1), que la sexualité n'a pas de limite d'âge si les conditions émotionnelles sont réunies. Certes, elle diminue en fréquence. Elle peut être moins aisée ou moins fougueuse, marquée par des symptômes physiques difficilement évitables (lire En Marche du 19 mai 2016). Mais elle ne disparaît pas nécessairement. "Contrairement aux idées reçues, on ne devient pas 'sage' en vieillissant, explique le Docteur Philippe Corten, psychiatre et professeur à l'ULB (2). Nous restons tous des fées de la nuit ou des danseurs de tango argentin…".

Le sexe, à un âge avancé, serait-il confiné à une stricte activité fantasmatique ou à des gestes tendres et affectueux ? Erreur, là aussi. Selon l'enquête parue en 2007 dans le New England of Medecine, 26% des 75-85 ans auraient eu au moins un rapport sexuel sur l'année écoulée et 53% des 65 à 74 ans auraient une activité sexuelle plus régulière encore. L'étude, certes, date un peu, mais elle ne semble pas avoir été démentie depuis lors. Et certainement pas par les experts du grand âge s'exprimant en Belgique.

Encore faut-il que les aînés n'aient pas intégré à leur propre compte les représentations sociales et culturelles dominantes selon lesquelles "il n'est plus convenable, à un certain âge, de penser à ces choses-là…". Pas facile, dans une société tentée par l'ultra-valorisation de la jeunesse ! Lorsqu'on n'a pas nécessairement envie de se priver du plaisir, on est vite taxé de "vieux dégueulasse" ou de "veuve joyeuse". "Quand on parle de sexualité, il y a deux erreurs à éviter, ajoute Dominique Bigneron, directeur du Domaine des Rièzes et Sarts à Couvin, une "maison de vies solidaire pour adultes âgés". Croire qu'elle est partout ou… qu'elle est absente".

Des intimités difficiles

En maison de repos (MR), les questions liées aux affects et à la sexualité sont d'une acuité particulière. D'abord, pour des raisons architecturales. "Les coins perdus et les espaces confinés sont généralement peu nombreux, déplore Nathalie Dehard, infirmière, sexologue et formatrice en MR. Parfois, on est tellement préoccupé par la sécurité qu'on place des caméras de surveillance dans les espaces communs. Cela rend difficiles les moments où les résidents peuvent s'apprivoiser avec douceur, faire con nais sance sans susciter des regards un peu voyeurs ou des moqueries. Quant aux espaces de restauration, ils sont souvent bruyants ce qui risque d'inciter au repli des résidents sur eux-mêmes ou dans leur chambre. Les rencontres deviennent alors compliquées".

Les maisons de repos sont également des lieux où s'expose plus facilement qu'ailleurs le corps des résidents. Théoriquement, dans l'intimité de la relation avec le personnel soignant (infirmier, kiné, ergothérapeute, etc.). Mais la théorie a ses limites et bute parfois sur des logiques d'efficacité et de rapidité. Comme ces portes de chambre laissées ouvertes sur un couloir où défilent soignants, résidents et visiteurs.

Même timide, l'expression de la sexualité en MR et MRS (maison de repos et de soins) peut aussi buter sur les représentations des familles et du personnel. "Il n'est pas nécessairement facile de refuser aux enfants d'un résident de parler de l'intimité de leur père ou de leur mère parce qu'après tout, cela ne les regarde pas", explique Nathalie Dehard. Certaines familles, en effet, gagnées par un sentiment de trahison, ont du mal à accepter que leur aïeul, au crépuscule de sa vie, noue une relation intime avec "quel qu'un d'autre que papa" (ou maman).

Coeurs brisés : un risque à courir

Enfin, dernière difficulté rencontrée : la volonté de se faciliter la vie et de protéger les résidents des chagrins d'amour. Avec le risque, toutefois, de transformer MR et MRS en lieux dénués de vie, de désir(s), de projets. "Nous avons eu un Bel Hidalgo parmi nos résidents, raconte Dominique Bigneron. Il passait d'une femme à l'autre, et sans beaucoup de discrétion... Parfois, il y avait des disputes et des pleurs dans son sillage. Et alors ? Pourquoi faudrait-il les protéger à tout prix de relations humaines qui, parfois, peuvent briser les coeurs ? Personne n'aime vivre cela, mais la vie n'est-elle pas faite de ces aléas ? Lorsque la vie du groupe s'en ressentait, nous demandions simplement à ces couples d'aller se disputer un peu plus loin".

Il est vrai qu'au Domaine des Rièzes et Sarts, dès la charte d'établissement, on ne parle ni d'une "maison de repos" ni de "résidents" mais bien d'une "maison de vie" et, surtout, d'"adultes âgés". Une question de culture institutionnelle. "Même affaiblis voire désorientés, c'est exactement ce qu'ils sont, complète un membre du personnel. Nos adultes ont, derrière eux, une expérience de vie bien plus longue que la nôtre. Arrêtons dès lors de décider à leur place"...


"On se retranche souvent derrière la bienveillance"…

Nathalie Dehard est infirmière et sexologue. Également formatrice, elle sensibilise et accompagne le personnel des maisons de repos et de soins sur les matières liées à la sexualité et la vie affective.

En Marche : Comment les maisons de repos accueillent-elles la vie affective et sexuelle de leurs résidents ?

Nathalie Dehard : La plupart veulent bien faire, mais limitent tellement la liberté des résidents par une série de mini-mesures involontaires que toute vie affective ou sexuelle peut devenir compliquée. Beaucoup se retranchent derrière une attitude qui se veut de la bienveillance – "on laisse faire, nos résidents sont libres d'agir comme ils veulent" – mais le personnel est un peu décontenancé lorsqu'on lui demande ce qu'il met en place très concrètement pour accompagner les résidents intéressés. Cette attitude proactive d'ouverture doit passer, selon moi, par un discours réfléchi tant envers les résidents eux-mêmes qu'envers les membres du personnel. Le projet d'établissement, à cet égard, est essentiel. Dès son arrivée, par exemple, le résident doit savoir que le sexe n'est pas tabou dans son nouveau lieu de vie, sans être normatif pour autant.

EM : Pourquoi cette insistance sur le projet de vie de l'institution ?

N.D. : Parce qu'il est plus facile de réfléchir en amont – et en équipe – que de réagir individuellement lorsqu'une situation concrète se présente. On y gagne en cohérence. Aussi, parce que des cas vraiment difficiles peuvent apparaître. Que faire lorsqu'un mari atteint de la maladie d'Alzheimer ne reconnaît plus sa femme et drague d'autres résidentes ? Lors - qu'une personne se masturbe face aux soignants ? Ou lorsqu'un épisode de viol est confié à un membre du personnel ? Pour faire face à toutes les situations possibles, il est essentiel que le personnel ait eu l'occasion de prendre préalablement du recul par rapport à toutes les émotions susceptibles de l'assaillir : gêne, dégoût, peur, colère, tristesse… Chacun peut voir interpellé – voire chamboulé – son propre rapport intime à la sexualité, la fidélité, l'amour, la prostitution, l'homosexualité, etc. Si on ne met pas ces émotions en lien avec son propre vécu et ses propres tabous, on court le risque d'avoir des réactions irrespectueuses ou maltraitantes envers le résident.

EM : Quelles solutions concrètes apporter ?

N.D. : Frapper à la porte des chambres (et attendre la réponse !) est élémentaire. On peut aussi disposer d'un petit panneau du type "ne pas déranger", mais conçu pour ne pas être trop explicite… Prévoir quelques chambres avec un double lit ou deux lits accolés. Cela dit, écouter avec bienveillance ce que le résident nous dit sur ses besoins affectifs est déjà un grand pas. Cela n'empêche pas qu'il faut pouvoir mettre ses limites, par exemple en cas de mains baladeuses. Ne pas hésiter à relayer une situation trop embarrassante vers un(e) collègue, quand c'est possible et avec l'accord du résident concerné.

EM : Il n'y a ni trucs, ni ficelles en la matière...

N.D. : Effectivement. Le plus important est de ne pas importer des solutions toutes faites, mais de construire les réponses avec les résidents et le personnel. Par exemple, si un résident se confie sur son intimité à un soignant, lui demander s'il accepte que ses paroles soient partagées au sein de l'équipe. Il est également important que les solutions soient pensées jusqu'au bout. À quoi sert-il, par exemple, de permettre la commande de sextoys (voire de former à leur maniement comme certaines MR le pratiquent) si la personne ne peut se lever seule pour aller laver l'appareil après usage ? Dans certaines maisons de repos, l'infirmière s'en occupe le plus naturellement du monde. À quoi sert-il, également, de concevoir une love room si celle-ci est une véritable "tue l'amour" ? J'ai vu, un jour, une pièce aménagée à cette fin qui était entièrement carrelée en blanc, munie d'un lit en métal et d'un grand évier lugubre… Un drap masquait la vitre vers le couloir. Cette pièce était évidemment inutilisée !