Vivre ensemble

Débattre en ligne : une utopie ?

3 min.
"Comme il se passe toujours quelque chose qui mérite notre désapprobation (…), nous sommes en rage sans discontinuer", Gérald Bronner (Apocalypse cognitive)
Sandrine Warsztacki 

Sandrine Warsztacki 

"Bonjour Twitter, je cherche un endroit où me faire insulter en exprimant une opinion, c’est ici ?" Une émoticône "rire jaune" aurait été parfaite pour accueillir la citation de cette "twitteuse" qui, en 140 signes, résume à elle seule, toute la difficulté de mener un débat constructif sur les réseaux sociaux. 

Le problème, ceci dit, ne date pas d’hier. Dans L’art d’avoir toujours raison, Arthur Schopenhauer décrypte avec un sarcasme savoureux comment la recherche du dernier mot dans une discussion l’emporte sur la quête de la vérité. Dans ce traité paru en 1864, le philosophe allemand présente 38 techniques de débat (ou plutôt de combat) à faire pâlir de jalousie les trolls qui hantent nos réseaux sociaux. Citons, entre autres, le coup dit de "l’extension" qui consiste à "reprendre la thèse de l’adversaire en l’élargissant hors de ses limites naturelles, en lui donnant un sens aussi général et large que possible et l’exagérer tout en maintenant les limites de ses propos, positions aussi restreintes que possible." Celui de l’"exagération", aussi : "nous pouvons, par la provocation, inciter l’adversaire à aller au-delà des limites de son argumentation pour le réfuter et donner l’impression que nous avons réfuté l’argumentation elle-même". Ou encore, le très redoutable argument ad personam : "cela consiste à passer du sujet de la dispute (que l’on a perdue) au débatteur lui-même en attaquant sa personne (…) C’est une stratégie très appréciée car tout le monde peut l’utiliser".

L’indignation permanente

L’être humain n’a pas attendu la fibre optique et le wifi pour chercher la confrontation, observe le sociologue français Gérald Bronner dans un essai critique sur les biais cognitifs :  "Quelles que soient ses formes, la conflictualité nous intéresse. (…) Parce que nous sommes des êtres profondément sociaux, les humains se sentent toujours obscurément impliqués dans un conflit, même lorsque celui-ci ne les regarde pas directement".  Mais l’anonymat relatif et le sentiment de protection conférés par les réseaux sociaux a encouragé une forme de désinhibition dangereuse, poursuit l’auteur de Apocalypse cognitive.  

Selon une étude de l’université de Pennsylvanie, les articles qui véhiculent de la colère sont trois fois plus partagés que les autres. L’indignation est également un puissant moteur de partage. En 2019, les internautes se sont indignés 182 fois en moyenne sur l’année, pour des motifs allant du plus noble (le harcèlement, le racisme) au plus futile (une incivilité, un match de foot). "Le moindre événement, aussi banal soit-il se transforme en enjeu moral impératif sur lequel tout le monde doit prendre position. Chacun de ces événements donne l’occasion aux individus d’exhiber leur intransigeance et la beauté de leur âme. Comme il se passe toujours quelque chose qui mérite notre désapprobation (…), nous sommes en rage sans discontinuer", ironise le sociologue. 

Réhabiliter la nuance

À l’heure où il convient d’avoir un avis sur tout, et surtout, de le partager bruyamment, y a-t-il encore une place dans le débat public pour entendre la nuance ?  "Il n’y a pas si longtemps, le terme évoquait la subtilité, la réflexion complexe, le sens de la dialectique ; il sonne aujourd’hui comme une faiblesse, un manque de colonne vertébrale, une absence de convictions" , observe la journaliste Natacha Tatu dans le Nouvel Obs. Aujourd’hui "chacun est sommé de choisir son camp, de s’engager dans le pour ou le contre, de dégommer l’adversaire en l’assommant de certitudes, voire en ‘l’effaçant’ carrément comme le veut la progression alarmante de la 'cancel culture' importée des États-Unis."   

À l’instar des bits qui composent les informations qui circulent sur nos ordinateurs, nous avons le sentiment de vivre dans un monde binaire. On peut pourtant débattre sans s’opposer, s’opposer sans écraser, se poser sans s’immobiliser… "Si tout est noir ou blanc, alors penser en nuances, c’est verser dans l’erreur. Mais si, au contraire, le réel se présente comme un subtil dégradé, peut-être est-ce en adoptant des positions tranchées que l’on est sûr de raconter n’importe quoi", plaide Alexandre Lacroix, rédacteur en chef de Philosophie magazine. Car loin d’être fade, la nuance est au contraire le moyen le plus sûr de redonner un peu de couleurs aux débats.