Vivre ensemble

Décoder le harcèlement de rue

4 min.
© ILLUSTRA BELGAIMAGE
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Estelle toscanucci

Estelle toscanucci

Consolata Bitega et Sophie Roos travaillent pour l’ASBL Espace social télé-service. Située rue de l’abattoir, au coeur du quartier Anneessens à Bruxelles, ses locaux sont un lieu de rencontres où les jeunes âgés entre 14 et 20 ans peuvent y discuter de leurs préoccupations quotidiennes. On y parle essentiellement de la vie affective, et le harcèlement de rue vient souvent sur le tapis. Les unes se plaignent des insultes et sifflements intempestifs, les autres avouent leur difficulté à aborder les demoiselles.

"C’est essentiellement un problème de codes, confie Consolata Bitega. Ces jeunes hommes se sabotent souvent eux-mêmes. Ils n’ont pas les codes pour parler à un professeur, pour se présenter devant un éventuel employeur ou simplement communiquer avec les filles". C’est quoi la drague ? Qu’est-ce qui fonctionne ? Ces questions reviennent souvent lors des réunions. "Nous leur expliquons qu’il ne faut pas aborder les filles en groupe, et que siffler ne fera qu’éloigner celle qu’ils aimeraient séduire. Ces jeunes gens ne vivent pas la mixité au quotidien. Bien souvent, il n’y a pas de filles dans leurs écoles et, dans le milieu familial, la plupart des activités se font séparément. Filles et garçons ne se parlent plus. C’est aussi pour avoir l’opportunité de se rencontrer qu’ils fréquentent notre espace."

Question de perception

Sophie Roos revient sur l’impact qu’a eu le documentaire de Sofie Peeters. "Ce film, même si ce n’était clairement pas son objectif, a renforcé la stigmatisation. Et de nombreux ados sont agressifs car ils se sentent constamment agressés. Ils en ont assez que chaque fois qu’ils regardent une fille, elle serre un peu plus son sac contre elle. Ils supportent mal le regard suspicieux des autorités, des commerçants, des inconnus… Certains se disent : 'ils pensent que nous sommes tous des salauds, et bien correspondons à ce qu’ils attendent de nous'. Ces rejets quotidiens entraînent une frustration insupportable qui peut se traduire par des comportements ressentis comme du harcèlement."

D’autres références

Trouver des références ailleurs que dans le milieu familial est une véritable difficulté pour ces presqu’adultes. Considérés comme tabous, de nombreux sujets ne peuvent être abordés en famille. Les seules références accessibles sont la publicité, les clips vidéos et le porno, avec les conséquences que l’on peut imaginer. "Ces jeunes agissent par mimétisme et ne comprennent pas pourquoi cela dysfonctionne, dit encore Sophie Roos. Ils ne savent pas ce qu’ils attendent d’une relation sentimentale, ce que cela signifie d’être bien en couple." Cela vaut également pour les filles qui peuvent aussi "draguer dur". Elles sont perturbées par le fait que la société montre du doigt ces garçons censés être leurs princes charmants. Elles ne savent pas non plus comment s’aimer et se respecter.

Et puis, il y a la question de l’investissement affectif. La plupart de ces ados savent qu’ils finiront par retourner vers le modèle familial. Une chouette relation reste une relation choisie par les parents. Ils doivent se protéger et ne pas trop s’investir affectivement avec les demoiselles abordées en rue. "Rien n’est joli, soigné, ajoute Sophie Roos. Les couples se voient dans des voitures car ils ne peuvent se montrer ensemble en rue. Tout est compliqué."

Cette effrayante différence

Les deux travailleuses sociales tiennent également à aborder le sens des mots qui peut différer selon le milieu dans lequel on se trouve. Selon elles, très souvent, une jeune femme entendra différemment une même phrase prononcée par un étudiant à Louvain-la-Neuve ou par un gars du quartier Anneessens. "Un 'ça va chérie ?' peut passer si on est du même monde. Des mots identiques peuvent être ressentis comme flatteurs ou agressifs selon la bouche de laquelle ils sortent. Nos jeunes ne savent pas reconnaître ceux qui n’ont pas les mêmes codes qu’eux, et forcément, ils les heurtent. Ils sont nés ici mais restent parachutés dans ce monde."

Dialoguer pour évoluer

Pour trouver ensemble des solutions, dès ce mois de septembre, l'ASBL entame un travail avec la Ligue d’impro, via une autre association Touche pas à ma pote (voir ci-dessous). Les comédiens improvisateurs prépareront des scénettes en lien avec le quotidien des jeunes, et ceux-ci pourront intervenir pour faire évoluer l’histoire. L’idée est d’exprimer d’une autre manière les frustrations engendrées par la société. Car le danger, c’est la simplification.

Dénoncer le harcèlement de rue sans voir qu’il est un symptôme, parmi d’autres, d’un profond malaise. Dialoguer et ouvrir d’autres possibles, multiplier les endroits où on écoute, où on s’écoute aussi, peut améliorer le quotidien de tous. "L’important étant que personne ne reste seul avec ses questions, termine Sophie Roos. Il faut cadrer mais aussi parler. S’intéresser à ces jeunes, c’est essentiel, c’est grâce à cela qu’ils se sentiront mieux avec eux-mêmes et avec les autres."

"Touche pas à ma pote"

Au départ, Touche pas à ma pote est une initiative née de la vision du documentaire réalisé par Sofie Peeters. Dans l'édition de septembre 2012 de Elle Belgique, Béa Ercolini, directrice de la rédaction, lance une campagne dont l’objectif est de lutter contre le harcèlement de rue et le sexisme au quotidien. La campagne s’est muée en ASBL qui, aujourd’hui, se concentre sur des activités pédagogiques. Touche pas à ma pote en classe sensibilise les enfants de 11- 12 ans au harcèlement, via des scénettes jouées par des comédiens de la Ligue d’Impro. 30 écoles bruxelloises ont déjà reçu la visite des comédiens. Les instituteurs peuvent préparer l’activité grâce à des fiches fournies par l’ASBL.

Un investissement couronné de succès. Les animations recommencent d’ailleurs dès cette rentrée scolaire. "Ces activités sont mixtes, explique Béa Ercolini. C'est intéressant de voir ces gamins se poser des questions en direct. La réflexion vient du groupe et pas de l’extérieur. Les comportements sexistes ne connaissent ni frontières géographiques ni frontières sociales. Il est important d’agir au plus tôt afin que filles et garçons apprennent à mieux vivre ensemble."

>> Plus d’infos : www.elle.be/touchepasamapote/