Vivre ensemble

Espace public : histoires de discriminations

6 min.
Soraya Soussi

Soraya Soussi

Des statues déboulonnées, des monuments tagués... la déferlante d’actes protestataires contre les symboles de l’esclavagisme et de l’oppression de “l’homme blanc” en Afrique a atteint une dimension internationale. À Bristol, la statue d’Edward Colston, négociant anglais d’esclaves du XVIIe siècle, est démise de son socle. La statue de Christophe Colomb, à Boston, est quant à elle décapitée (1). En France, une campagne a été lancée pour retirer la statue de Colbert, ministre de Louis XIV et défenseur de l’esclavagisme (2). Et bien sûr, en Belgique, des statues, notamment de Léopold II, ont été déboulonnées ou taguées, en guise de rejet des exactions coloniales belges.

Cet été a incontestablement mis en lumière un pan parfois méconnu de l’histoire belge qu’est le colonialisme. Depuis, de vifs débats animent la scène publique. Une commission spéciale “décolonisation” à la Chambre a récemment vu le jour. Elle sera chargée, en septembre, de travailler les questions que pose le passé colonial (au Congo, au Rwanda, au Burundi) et son impact aujourd’hui. Qu’il s’agisse de noms de rues, de statues, de monuments, les traces laissées par le colonialisme sont omniprésentes dans l’espace public, moins dans la mémoire collective.

Histoires méconnues

Le collectif Mémoire coloniale et lutte contre le racisme et les discriminations organise des visites guidées décoloniales à Bruxelles, mais aussi à Namur et bientôt, à Liège. Du côté de Namur, à Salzinnes plus précisément, on se balade dans les rues en apprenant l’histoire de leurs noms. La co-coordinatrice du collectif, Geneviève Kaninda, présente la rue Père Cambier. "Elle est nommée d'après le père Emeri Cambier, membre de la congrégation scheutiste. Il fit partie de la première mission belge d'évangélisation au Congo en 1888. Son action d'évangélisation le mènera à être le préfet apostolique du Kasaï. Il décèdera à Namur en 1943. Il y a aussi l’avenue Cardinal Mercier, continue-t-elle, qui a été nommée d'après le cardinal Désiré-Joseph Mercier. Primat de Belgique, il fut l'un des soutiens moraux majeurs du roi Léopold II dans son entreprise coloniale.” D’autres personnages en défaveur du colonialisme sont également introduits comme sur la “Place André Ryckmans : fils du gouverneur général du Congo, il naît au Congo mais étudie en Belgique avant de repartir au Congo en 1954. Il juge le système colonial inacceptable et le fera savoir. Il sera tué au moment de l'indépendance, suite à une méprise.”

Dans le cadre des parcours d’intégration pour les personnes réfugiées, la Fonderie, musée situé à Molenbeek-Saint-Jean (Bruxelles) sur le site industriel de l’ancienne Compagnie des Bronzes, organise également des balades guidées : “On raconte l’histoire de la Belgique à travers ces monuments issus du colonialisme qu’on appréhende de manière très critique avec eux. C’est donc un outil d’éducation important pour parler de l’histoire de la Belgique et de l’Histoire tout court. Il faut savoir que la majorité de ces personnes viennent de pays colonisés par l’Europe. Elles ont un avis extrêmement intéressant sur le sujet et les débats sont passionnants”, s’exclame Pascal Majérus, historien et conservateur à la Fonderie.

C’est un fait, l’école ne mentionne pas ou très peu la période du colonialisme belge. Peu d’entre nous savent par exemple que la plupart des statues, monuments et noms de rues ont été mis en place dans une stratégie de propagande lancée par le gouvernement au début du XXe siècle. Benoit Lebrun, guide à la Fonderie, raconte : “Dans les années 1920-1930, outre l’édification de statues et monuments, la Belgique a renommé 170 rues dans le pays. Soit avec des noms de coloniaux, soit avec des noms liés à la colonisation. L’objectif était de réhabiliter l’oeuvre coloniale, car l’État avait besoin d’argent et donc d’investisseurs.”

Enrichir l’espace public

Décoloniser l’espace public risque d’être un travail de longue haleine, prévient l’historien de la fonderie (4) : “La statue de Godefroy de Bouillon, trônant place Royale, célèbre un homme responsable de massacres épouvantables. Celle de Winston Churchill, que les Anglais appellent au démantèlement à cause du racisme bien connu de l’homme d’État, devrait, elle aussi, partir. Mais il faut également parler des rues parfois baptisées du nom d’assassins, com me le Commandant Lothaire, à Etterbeek, responsable d’atrocités dans l’état indépendant du Con go. Il faudrait aussi questionner les façades d’an ciens bâtiments coloniaux boulevard d’Ypres ou rue Dansaert.”

L’espace public est façonné par notre histoire chargée d’injustices et de discriminations de tous types. Pascal Majérus pointe aussi l’iniquité des genres dans nos villes. “Où est la place des femmes dans l’espace urbain ? À Bruxelles, vous ne retrouverez que trois statues de femmes. Quasiment aucun nom de rues ne porte celui de femmes, pourtant l’histoire belge est chargée de personnages féminins admirables qui mériteraient d’être inscrits et visibles dans l’espace public.”

S’attaquer aux statues et monuments qui symbolisent l’oppresseur est depuis tout temps un geste révolutionnaire. Mais pour le conservateur de la Fonderie, agir sur les discriminations consisterait non pas à supprimer des éléments, mais à en ajouter : “il faut les interpréter, il faut avoir une médiation de ces statues qui apportent de l’information et qui rendent les choses visibles pour la population. Les artistes ont, selon moi, un rôle déterminant à jouer dans la réinterprétation de ces traces du passé. Et pourquoi ne pas ajouter des personnages congolais, par exemple ou ajouter le nom de femmes qui ont joué des rôles importants pour le pays. L’Histoire est à compléter et non à supprimer, poursuit-il. On place de nombreuses valeurs derrière une statue et elles ne sont plus nécessairement comprises aujour d’hui car ce ne sont plus nos valeurs, mais elles témoignent d’une certaine époque. Par exemple, la statue de Godefroy de Bouillon dont on ne parle pas et qui est pourtant éga lement problématique représente le courage de l’Occident vainqueur sur le monde arabe. En prenant connaissance de ces anciennes valeurs, nous pouvons entamer un processus de réflexion quant à celles qui sont véhiculées aujourd’hui dans la société.”

Portée par la voix de sa co-coordinatrice Geneviève Kaninda, le collectif Mémoire coloniale et lutte contre le racisme et les discriminations se positionne de manière nuancée sur le déboulonnage des statues : “Pour nous, il y a des statues qui doivent définitivement quitter l’espace public parce qu’elles illustrent une certaine violence. Un consensus doit être trouvé collectivement. Mais d’autres statues et monuments sont des outils d’éducation pour expliquer l’autre histoire aux publics. Celle qu’on a voulu oublier”.

Au-delà du débat sur la place des statues, chacun s’accorde sur la nécessité de porter une réflexion critique sur l’histoire coloniale. L'une des pistes évoquées serait de réformer le programme du cours d’histoire en y apportant les divers points de vue et informations que l’on connaît sur le rôle de la Belgique dans le colonialisme. Les enjeux majeurs sont de changer les mentalités et de lutter contre le racisme et les discriminations en tous genres. “En 2001, la Belgique s’est engagée devant les Nations Unies à mettre un plan de lutte interfédéral contre le racisme. Nous sommes en 2020 et aucune trace de ce plan. Nous voulons que les autorités à différents niveaux (fédéral, régional, communautaire et communal) mettent en place des actions concrètes et engagées dans la lutte contre le racisme et les discriminations. Que les autorités ne se disent pas, sous prétexte d'avoir changé quelques noms de rues, que le travail de lutte contre le racisme est terminé !”, défend de son côté Geneviève Kaninda.


 

(1) "Déboulonnées, décapitées, vandalisées : cinq statues de la discorde", Le Point, 12 juin 2020.

(2) "Hommages colonialistes, violation de la laïcité : en France, les statues de la discorde", France Inter, 22 décembre 2019.

(3) "Empreintes du Congo belge dans l’espace public bruxellois", Inter-environnement Bruxelles, 20 novembre 2018.

(4) "Les statues doivent-elles rester en place ?", La Fonderie, 28 juin 2020.

Balades urbaines historiques

Tous les jours, nous traversons des rues, des boulevards, à pied, à vélo, en voiture… Prendre connaissance de l’histoire de notre espace public permet de poser une réelle réflexion sur ce qui l’a forgé, comme le propose les visites guidées du collectif Mémoire coloniale et de la Fonderie.

Le collectif Mémoire coloniale et lutte contre le racisme et les discriminations organise des visites guidées, ouvertes à tous les publics, retraçant l’histoire du colonialisme dans l’espace public. À Bruxelles, le collectif présente treize parcours dans huit communes : Bruxelles, Ixelles, Etterbeek, Schaerbeek, Saint-Gilles, Forest, Uccle et Watermael-Boitsfort. Chaque commune relate son histoire. La création des parcs, des lieux où de nombreuses décisions ont été prises par Léopold II, la nomination de nos boulevards comme celui du Lambermont, par exemple. Moins connu, le parcours de l’ULB : “Cette visite aborde la question des institutions scientifiques qui ont participé à la production de savoirs nécessaires au renforcement du colonialisme belge au Congo, au Rwanda et au Burundi. L’Université libre de Bruxelles a notamment participé à la formation d’administrateurs coloniaux et possède encore dans son laboratoire d’anthropologie et de génétique des restes humains (tels que des crânes) issus du Congo.”

De son côté, la Fonderie organise également des visites guidées à Bruxelles à travers les métiers industriels de l’ancienne Compagnie des Bronzes. La compagnie fut l’un des principaux clients du pays dans la création des statues colonialistes. Aujourd'hui, l’association propose au public de redécouvrir ces métiers, ces histoires et d’aborder le colonialisme en l’appréhendant de manière critique.