Vivre ensemble

L'être humain, solidaire par nature

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L'être humain, solidaire par nature (c)Yasmine Gateau
L'être humain, solidaire par nature (c)Yasmine Gateau
Joëlle Delvaux

Joëlle Delvaux

"L’homme naît pur, c’est la société qui le corrompt". Le philosophe Jean-Jacques Rousseau qui idéalisait l’homme comme naturellement secourable et compatissant avait-il vu juste ? Trois siècles plus tard, les preuves scientifiques s'amoncellent, puisées dans de multiples disciplines scientifiques, qui démontrent que les êtres humains ont une tendance innée vers l’empathie, l’altruisme et l’entraide. La science dirige de plus en plus notre vision de l’Homme vers sa sociabilité. Pour ces raisons, des scientifiques ont proclamé le genre humain comme "super coopérant".

Dirk Van Duppen, médecin en maison médicale et ancien président de Médecine du peuple, et Johan Hoebeke, docteur en biochimie et ancien directeur de recherches au Centre national de la recherche scientifique, sont sans doute parmi les premiers à avoir rassemblé ces preuves scientifiques et à les avoir présentées dans un langage accessible. Publié en 2016, De Supersamenwerker est - enfin - disponible en français sous le titre : L'Homme, un loup pour l'Homme ? (1). Les hommes sont spontanément plus enclins à l’altruisme et à la coopération qu'à l’égoïsme et à la compétition, qui correspondent à l’image d’Homo economicus, que le néolibéralisme nous impose, résument-ils. Dans leur sillage, l’historien néerlandais, Rutger Bregman, s'emploie également à restaurer une vision positive de l'humanité. "La plupart des gens sont des gens bien", s'enthousiasme-t-il dans Humanité. Une histoire optimiste, en concluant sa démonstration par dix préceptes qu’il nous invite à suivre pour faire émerger ce qu'il y a de mieux en chacun de nous. (2)

Empathie et entraide innées

Un cerveau humain altruiste, programmé pour activer d’une manière spontanée et inconsciente la capacité de se mettre à la place d'autrui (empathie) et ainsi traiter l'autre comme on voudrait être traité. Une hormone - l’ocytocinequi induit des gestes de soins, réprime le réflexe d’agression ou de fuite, augmente la générosité et l'attachement entre les humains. Des instincts biologiques pro-sociaux, fondement de l'adaptation culturelle. Des comportements de coopération et de partage, sélectionnés par les mécanismes de l’évolution, sans distinction de culture ni d’environnement. Une entraide spontanée chez les êtres vivants, y compris humains, dans les milieux les plus hostiles… Autant d'enseignements parmi d'autres, tirés d'expérimentations, d'observations et de compilations dans des disciplines aussi passionnantes et variées que les neurosciences, la génétique, la psychologie expérimentale, la paléoanthropologie, la dynamique évolutive, la sociologie. Dirk Van Duppen et Johan Hoebeke les illustrent en long et en large dans leur ouvrage. Des progrès fulgurants ont été faits en particulier en neurologie, observent-ils.  

Survivre ensemble

"Il est scientifiquement prouvé que la survie de l’espèce est due au fait que nous avons pris soin les uns des autres, expliquait Dirk Van Duppen, dans une interview à Humo, en février 2020, peu avant son décès des suites d'un cancer du pancréas. Charles Darwin a établi que la capacité de survie est directement liée à la capacité d’adaptation d’un être vivant. C’est pour cela que l’homme est devenu solidaire. Seuls, nous sommes incapables de survivre", poursuivait celui qui s'est battu toute sa vie contre le pouvoir exorbitant des multinationales pharmaceutiques.  

Pablo Servigne, auteur de L'entraide, lautre loi de la jungle (3), partage cette analyse. "Les êtres humains comme les animaux, les plantes et jusqu’aux micro-organismes ont, de tous temps, pratiqué l'entraide et la solidarité. Ceux qui survivent le mieux aux conditions difficiles ne sont pas forcément les plus forts, mais ceux qui s’entraident le plus", assure le biologiste.

"Pour plus de 90% du temps depuis l’origine d’Homo sapiens, les hommes ont vécu dans des sociétés égalitaires, observent encore les auteurs de ‘L'Homme un loup pour l'Homme ?’. Les peuples de chasseurs-cueilleurs passés et présents ont un fort sens de la justice et de la solidarité. Dans ces sociétés, la nourriture, le toit et tous les besoins pour subsister ont été distribués d’une manière égalitaire. Aussi longtemps que les possibilités matérielles de faire des réserves ou d’accumuler des moyens de subsistance ou de production n’ont pas été disponibles, la formation de classes sociales a été impossible."

Les inégalités nuisent à la solidarité

Aujourd'hui, les anthropologues sont presque unanimes à considérer que les inégalités qui caractérisent nos sociétés sont une conséquence du mode de vie agricole, souligne Richard Wilkinson, épidémiologiste spécialisé dans l'étude de l'influence des inégalités sociales sur la santé (lire son interview parue dans En Marche, le 20 novembre dernier). Les causes vont de la nature du travail agricole, plus individuel que la chasse, à la nécessité de stocker la nourriture, en passant par la sédentarisation et la densification du peuplement. Une des dernières théories en date, qui se fonde sur des découvertes archéologiques, explique le creusement des inégalités par l'expansion de la culture des céréales qui aurait facilité l'instauration de systèmes d'imposition que d'autres cultures ne permettaient pas.
Dans son livre Sapiens. Une brève histoire de l'humanité (4), l'historien Yuval Noah Harari décrit comment la révolution agricole a créé l'assujettissement au travail, le culte du rendement, l'obsession de se protéger. Les conditions sanitaires de la plupart des humains se sont dégradées, écrit-il. Les causes en étaient les inégalités sociales et une forme de pouvoir basée sur la corruption...

Darwinisme social et capitalisme

À partir de cette époque, la lutte pour la survie est devenue une lutte entre les classes sociales. Cette épreuve de force a aussi changé les représentations et les idées. "Herbert Spencer, un contemporain de Charles Darwin, a imprimé un virage à la théorie de l’évolution, développait Dirk Van Duppen dans son interview à Humo. En appliquant les principes à la société, il en a conclu que les riches ne devaient leur position qu’à une supériorité héréditaire, tout comme les pauvres ne l’étaient qu’en raison d’une infériorité, elle aussi héréditaire. Le capitalisme s’est appuyé sur le darwinisme social pour justifier les inégalités sociales qu’il génère. Et c’est ainsi que sont nées les bases d’une conception opposant gagnants et perdants, toujours omniprésente de nos jours".

Le mythe institutionnalisé de la loi du plus fort a fait émerger une société individualiste devenue toxique pour notre génération et pour la planète, s’insurge Pablo Servigne. "Face aux défis écologiques et sociaux, un modèle humaniste doit émerger, basé sur l'entraide, qui nous ancre dans l’économie sociale et solidaire, en opposition à un système basé sur la concentration du profit, la marginalisation des plus faibles, la consommation et la destruction progressive des ressources naturelles", plaide-t-il. "Ce qu’il faut, c’est une nouvelle culture émancipatrice, basée sur la solidarité, et qui peut enthousiasmer la grande majorité de la population pour contrer l’hégémonie des valeurs et normes néolibérales", concluent pour leur part Dirk Van Duppen et Johan Hoebeke.


(1) L'Homme, un loup pour l'Homme ? Les fondements scientifiques de la solidarité, Dirk Van Duppen et Johan Hoebeke, 424 p, 2020, Ed. Investig'Action, 18 EUR (10 EUR en ebook).
(2) Humanité. Une histoire optimiste, Rutger Bregman, traduit du néerlandais par C. Sordia et P. Boyekens, 432 p, 2020, Ed. Seuil, 21,90 EUR.(3) L’entraide, l’autre loi de la jungle, Pablo Servigne, 400 p, 2017, Ed. Les Liens qui Libèrent, 22 EUR.
(4) Sapiens, une brève histoire de l’humanité, Yuval Noah Harari, traduit de l’anglais par PE Dauzat, 508 p, 2015, Ed. Albin Michel, 24 EUR.

Une hormone – l’ocytocine – induit des gestes de soins, augmente le besoin de collaborer, la générosité et l'attachement entre les humains.