Vivre ensemble

La valeur ajoutée des biens communs

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Sandrine Warsztacki

Sandrine Warsztacki

Dans la région de Los Angeles, l’eau est précieuse. Au début du siècle, la gestion des nappes phréatiques est au cœur de nombreux conflits entre les propriétaires terriens qui surexploitent l’or bleu. Au début des années 60, des rapports scientifiques tirent l’alarme sur l’état des réserves. La justice menace d’imposer un rationnement. Les propriétaires décident alors de s’organiser : chacun accepte de réduire ses prélèvements en contrepartie d’un engagement similaire de la part de ses "concurrents".

Quel lien peut-on établir entre les paysages arides de Californie, un collectif de mal-logés qui occupe des bâtiments abandonnés à Bruxelles et Wikipédia ? Tous appartiennent au mouvement des biens communs, un concept théorisé par Elinor Ostrom, première femme prix Nobel d’économie en 2009. À partir des années 70, la chercheuse américaine mène des recherches aux quatre coins du monde, des eaux souterraines de Los Angeles aux systèmes d’irrigation népalais en passant par les plantations de caoutchouc en Amazonie ou les pêcheries des Philippines. Dans Governing the commons (1), ouvrage publié en 1990, elle formule une hypothèse jugée audacieuse à l’époque : dans ces systèmes auto-organisés et auto-gouvernés, la gestion des ressources serait plus équitable, durable et économique que quand elle est laissée aux mains du privé ou de l’État de façon exclusive. Les communautés sont les premières à connaître leurs besoins et à être affectées par les décisions pri­ses. Mais la gestion collective n’est pas en soi une ga­rantie, précise l’économiste. Pour qu’une ressour­ce naturelle soit gérée en bonne intelligence collective, il con­vient d’é­ta­blir des règles de partage et d’accès bien définies, des mécanismes de con­trôle et de résolution des conflits, des institutions qui garantissent ces principes. L’autogestion est tout sauf une anarchie.

Communs des champs, communs des villes

Presque 30 ans plus tard, les travaux d’Elinor Ostrom n’ont rien perdu de leur modernité. Face aux enjeux environnementaux et au mouvement de privatisation qui touche un nombre croissant de secteurs, la théorie des biens communs demeure une source d’inspiration inépuisable. Des groupes de citoyens s’organisent au sein d’ateliers de réparation, de labos d’impression 3D, de potagers partagés, de plateformes de récupération des invendus alimentaires… La gestion des biens communs ne s’applique plus seulement aux ressources naturelles. Elle s’étend à des champs comme la mobilité, le logement, le travail, les médias, les technologies, etc. "Il y a une dimension militante autour de la notion de biens communs. Cette question alimente aussi beaucoup les nouveaux mouvements citoyens", commente Ela Callorda Fossati, docteure en économie  à l’UCLouvain. 

Au passage, le mouvement se fait aussi plus urbain. À Bruxelles, Communa installe des habitats communautaires et des espaces culturels dans des bâtiments temporairement vides. Un projet qui bénéficie aussi aux propriétaires puisque ces lieux voués à l’abandon sont entretenus le temps de l’occupation. "C’est un exemple emblématique de commun urbain. Face à la crise du logement, face à une situation d’exclusion qui reste sans réponse privée ou publique satisfaisante, un collectif composé d’artistes, d’étudiants, de mal logés définit des règles de gouvernance collective pour la gestion d’une ressource : les biens inoccupés. Qui accède ? Qui paye quoi ? Il y a une collaboration avec les pouvoirs publics, mais les règles sont largement définies au niveau local."

Communs numériques

L’avènement d’Internet a également marqué l’évolution des biens communs. "Au début, les biens communs font référence à des ressources physiques tangibles. Avec l’économie de l’information et de la connaissance, on a commencé à parler de biens communs immatériels", précise Ela Callorda Fossati. Wikipédia est souvent cité en exemple. L’encyclopédie collaborative comp­te à ce jour plus de deux millions d’articles en ligne grâce au travail accompli par près de 19.000 contributeurs actifs. Chaque internaute peut publier du contenu à condition de respecter les règles établies par la fondation Wikipédia et sa communauté. D’autres sites s’inspirent avec succès de ce principe pour partager des savoirs dans des domaines plus spécifiques :  herbiers en ligne complétés par des botanistes amateurs, plateforme de partage de ressources pédagogiques entre enseignants, cours universitaires en accès libre, etc. 

Le mouvement des biens communs – commons pour les geeks – rencontre aussi celui des logiciels libres, né dans les années 80 en réaction à l’appropriation du code informatique par des entreprises privées comme IBM. Ces logiciels, dont le code source est lisible et modifiable par tous, sont librement développés par des communautés de programmeurs.

Internet permet de partager des ressources matérielles et immatérielles, de créer des collectifs au-delà du territoire local. Le réseau ouvre de nouvelles perspectives pour la gestion des biens communs. Mais c’est aussi le nouveau terrain de jeu des Google, Amazon, Uber, Facebook et autres multinationales qui en tirent des profits plantureux.

Au même titre que le combat mené pour préserver les ressources naturelles du marché, le mouvement des biens communs numériques s’inscrit dans une forme de militance contre ce qui est considéré comme une privatisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication.


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