Vivre ensemble

Malades du racisme

6 min.
©Maninelkaos
©Maninelkaos
Soraya Soussi

Soraya Soussi

Cela faisait deux ans qu'elle attrapait des nausées lorsqu'elle la croisait dans les couloirs. Deux ans qu'elle gardait le silence. Se museler l'a rendue malade : stress permanent, anxiété, troubles du sommeil, comportement agressif... Ange a pourtant toujours été d'un tempérament calme. Mais un jour, elle est victime (une énième fois) d'une agression raciste sur son lieu de travail : une collègue lui lance sur le ton de l'humour : "Bouge un peu ton gros cul de négresse". Choquée, Ange reste sans voix. Après un temps, elle se dit que "c'est normal". Sa résilience est superficielle car en elle, la colère et l'agacement grondent. Alors, elle somatise et son corps l'exprime par une série de symptômes.

La mécanique du racisme structurel sur la santé

Ange est d'origine rwandaise et vit en Belgique depuis une quarantaine d'années avec ses deux filles de 21 et 14 ans. Le racisme, elles le subissent tous les jours : au magasin, à l'école, à l'université, au travail, dans la rue... "Il y a toujours ce sentiment de prouver ou de devoir justifier que je suis quelqu'un de correct, que je ne suis pas en demande de quelque chose, que je suis capable d'être à l'heure, de parler correctement, avec le bon accent, de comprendre ce qu'on me dit rapidement..." Ce que Ange décrit est révélateur de ce que provoque le racisme dans sa dimension systémique ou structurelle. "Le concept du racisme structurel dépasse l'échange inter-individuel. Il s'exprime à tous les niveaux de la société, tant dans la sphère publique que privée, développe Barbara Mourin, coordinatrice de l'Espace Sémaphore, centre de psychologie et de sociologie interculturel. Des pans entiers de la population, au regard de leurs caractéristiques physiques (couleur de peau, forme des yeux, du nez, etc.) ou de caractéristiques psycho-nominatives (nom, prénom) subissent un traitement largement discriminatoire par rapport au reste de la population." 

Ce racisme structurel s’est renforcé après l’époque coloniale et peut aussi se manifester de différentes façons dans le secteur des soins de santé, notamment par le refus de certains prestataires de soins de prendre en charge la santé des personnes, comme le constate le service public de lutte contre la discrimination Unia (1) ou encore le manque de prise au sérieux des patients. À titre d'exemple de ce dernier point, la presse a parfois mentionné le "syndrome méditerranéen" qui suppose que les personnes issues de cette région ont tendance à "exagérer" leurs symptômes. Les conséquences de ces préjugés peuvent être dangereuses, voire mortelles. En France, Naomi Musenga meurt à l'âge de 22 ans, en 2018 d'une intoxication au paracétamol pour ne pas avoir été prise au sérieux par les opératrices du Samu. (2)

De gros dégâts sanitaires

Le racisme est une source de stress pour les personnes qui en sont victimes et les place dans un état d'hypervigilance constant, résume BePax, une association qui lutte contre le racisme et les discriminations, qui relaie une étude américaine réalisée à Yale sur la promotion des diplômés de 1970 : "La majorité des diplômés noirs de 1970 sont décédés contrairement à leurs homologues blancs. Leur taux de mortalité serait trois fois plus élevé que les diplômés blancs." (3) L'association liste, dans cette analyse, une série de symptômes identifiés comme étant directement liés au racisme et à l'hypervigilance qu'il suscite : "Ce stress se traduit par un état dépressif, de l'anxiété, une faible estime de soi, de l'irritabilité, des troubles de l'alimentation, l'utilisation de substances (drogues, alcool, etc.) ou encore de l'agressivité." Selon une autre étude américaine sortie en 2019 (4), le stress engendré par "les discriminations quotidiennes ou la maltraitance interpersonnelle" entraine un vieillissement plus rapide des cellules.

"En Europe, aucune étude de ce type existe", déplore Rachid Bathoum, collaborateur pour Unia. Outre les conséquences sur la santé physique, le racisme affecte la santé mentale et l'estime de soi. Lors de nombreux entretiens avec des jeunes d'origine étrangère, Rachid Bathoum établit un triste constat : "Certains d'entre eux n'entrevoient aucune perspective d'avenir positive. Qu'il s’agisse de jeunes diplômés ou non d’ailleurs. Car, dans une société qui valorise le niveau universitaire, un jeune d’origine étrangère ayant obtenu un diplôme est souvent reconnu socialement parce qu’il est (en plus d’avoir réussi) 'issu de la diversité'. Il n’est dès lors pas reconnu pour ces compétences. Renvoyer constamment la personne à ses origines est dévalorisant, comme s’il n’y avait que cela qui comptait. De manière générale, le racisme touche malheureusement toutes les classes sociales."

Pour contrer ces agressions ou micro-agressions quotidiennes, les personnes racisées adoptent des mécanismes de défense comme le repli communautaire et le déni identitaire, observe Rachid Bathoum : "Dans le premier, les personnes d'une même communauté restent entre elles car elles se sentent en sécurité et ne doivent plus se justifier. L'autre stratégie est l'hyper-adaptation qui se traduit, à l'inverse, par le déni de sa communauté, en restant constamment avec des personnes de la communauté dominante, à savoir les 'Blancs'. Les personnes peuvent alors changer de prénom, de nom, perdre une langue, des coutumes, etc."

Un enjeu de santé publique

Les conséquences du racisme structurel sur la santé des personnes sont multiples mais peu visibles, voire inexistantes dans le débat public. Pour Barbara Mourin, coordinatrice de l’Espace Sémaphore, "on vit dans un pays qui a mis en place des outils pour lutter contre le racisme, qui condamne le racisme au niveau juridique. Pourtant, une personne qui en est victime est coincée à la fois dans un message qui dit 'vous êtes citoyen d'un pays qui n'accepte pas les discriminations', mais qui les perpétue quand même. À côté de ça, on se trouve dans une société d'hyper-responsabilisation individuelle. Ce que la dynamique sociale, l'orientation politique générale nous renvoient, c'est que si on est dans une situation de défaillance, c'est une responsabilité individuelle. Or, le racisme structurel ne peut être géré de manière individuelle. C'est un problème de collectivité, ancré dans un système."

Les travailleurs psycho-sociaux et les acteurs des milieux militant et associatif alarment le grand public sur la nécessité de visibiliser ce racisme structurel qui gangrène la société à tous les niveaux, y compris la santé des personnes. Barbara Mourin et Rachid Bathoum souhaitent que des études scientifiques, comme celles réalisées aux États-Unis, puissent être investies en Europe afin de compléter, chiffres et preuves scientifiques à l’appui, les constats et témoignages récoltés. Par ailleurs, la loi antiraciste de 1981 reste très peu utilisée par les personnes victimes de racisme. Prouver une agression raciste reste trop souvent difficile, regrette Barbara Mourin. Pour les militants de la lutte contre le racisme structurel, reconnaître ses effets sur la santé permettrait de compléter ce cadre légal. Ils plaident aussi pour que cet enjeu soit abordé au sein des études et formations liées aux soins.

"Il faut apporter des réponses structurelles pour répondre au problème du racisme dans nos sociétés. Sinon, on reste à manifester tous les 'x', à faire des campagnes qui n'aboutissent jamais vraiment et les générations à venir continueront de souffrir", martèle Rachid Bathoum.

De son côté, Ange a initié, avec le soutien de sa hiérarchie, des ateliers de sensibilisation au racisme structurel sur son lieu de travail. Suite à son agression, une amie l'a convaincue de "faire quelque chose" pour s'en sortir. Finalement, organiser ses ateliers "l'a aidée à guérir", avoue-t-elle. Elle a pu confronter sa collègue, exprimer le traumatisme qu'elle avait subi pour, ensuite, tourner la page. Ces ateliers, mis en place par l'Espace Sémaphore, lui ont par ailleurs permis d'acquérir de nombreux outils pour se défendre et donner des clés à ses filles : "Le fait de prendre conscience de la mécanique du racisme dans notre société m'a aidé à mieux comprendre comment et pourquoi les personnes agissaient de façon discriminatoire. La plupart des gens qui tiennent des propos racistes n'en sont, je pense, même pas conscients. Alors, quand vous leur dites qu'ils sont racistes, ils sont choqués et ne comprennent pas vos 'plaintes'. C'est terrible pour eux et parfois culpabilisant pour nous de le leur dire. Mais c’est nécessaire qu'ils se rendent compte qu'ils blessent quelqu'un et que cela peut créer des dégâts, parfois graves. Les mentalités doivent évoluer, la 'normalité' ne peut plus être une excuse pour blesser l'autre."

Lancement de la campagne "Raciste, malgré moi. Ensemble déconstruisons le racisme structurel"

Le 21 septembre prochain, le MOC/Ciep organise une journée d'étude consacrée au racisme structurel. Cette journée marquera le début de la campagne "Raciste, malgré moi. Ensemble déconstruisons le racisme structurel" dont l'objectif est d'interpeller le grand public aux impacts d'un système discriminant que vivent les personnes racisées au travers de diverses thématiques comme le travail, la santé, le logement, les rapports avec la police, etc. Lors de cette journée, de nombreux chercheurs, travailleurs sociaux, acteurs du milieu associatif seront présents pour animer des débats et discussions autour de cette question qui reste malheureusement brûlante d'actualité.