Vivre ensemble

"Que ta parole soit impeccable !"

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(c)AdobeStock
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Soraya Soussi

Soraya Soussi

Parfois, on parle trop. Parfois pas assez, voire jamais. Il y a ceux qui discourent pour soumettre des peuples. D’autres prennent la parole pour lutter contre des injustices. Le 12 août dernier, le romancier Salman Rushdie fut poignardé alors qu’il s’apprêtait à donner une conférence à Chautauqua, une petite ville de l’Etat de New York. L’objet de la conférence portait sur la liberté d’expression des écrivains exilés ! (1) S’exprimer publiquement ou à travers un ouvrage sur des sujets sensibles comme la religion est une prise de risque. En continuant à prêcher sa lutte pour la liberté d’expression, Salman Rushdie est devenu une cible qu’il "faut faire taire". Ordre des obscurantistes. Dans ces cas-là, mieux vaut-il se taire ? Il est certain que le silence peut être un moyen de survie. Mais il peut également être meurtrier ou rendre malade. Les icônes de luttes sociales sont admirées et reconnues car elles osent le politiquement incorrect. Cela demande du courage d’aller à contre-courant, à contre-culture et de suivre ses convictions.

Entre domination et révolution

Quel médium plus indiqué que celui du podcast pour "prendre la parole" et en parler ? Dans Fracas, de Louie Media et Radio Nova, Charlotte Pudlowski questionne le rapport que nous avons à la parole et à l’autre. Pour la podcasteuse, la parole crée du lien depuis toujours. L’autre influe sur notre parole. "Et la manière dont on se parle peut définir la manière dont on est ensemble. Sur un pied d’égalité ou non. C’est ce qui fait aussi qu’on va prendre le dessus, gagner un débat, une dispute. C’est un enjeu de pouvoir."

Lorsque les mouvements féministes qui font suite à Me too dénoncent les inégalités sociales de genre, ce sont les femmes qui reprennent le pouvoir sur une société patriarcale, créatrice de violences impunies. Lorsque les manifestations Black Lives Matter envahissent les rues en scandant les droits des personnes afro-descendantes à vivre en sécurité, ce sont les voix des proches de victimes qui prennent le dessus sur des agents de police et un système abusifs. Ces luttes ont provoqué l’émoi d’assez de citoyens et citoyennes pour que la classe politique s’empare de ces thèmes dans ses programmes.

Des lois sont réformées, d’autres sont créées. La société civile a également mis en place ses plaidoyers et relaie des paroles sur d’innombrables sujets : des personnes sans-papier, des personnes sans-abri, des violences intra-familiales, de l’inceste, du handicap, des maladies méconnues jusqu’ici comme l’endométriose, par exemple… Autant de prises de conscience grâce à des prises de paroles qui font bouger les lignes et visibilisent ce qui était passé sous silence jus qu’alors. La parole est politique !

On ne peut plus rien dire

Aujourd’hui, les paroles libérées ont encouragé d’autres à s’exprimer. Fini les propos sexistes, racistes, grossophobes "pour rire" ! Nous sommes entrés dans l’ère du wokisme qui "désigne littéralement le fait d'être conscient, en éveil, face aux injustices subies par les minorités ethniques, sexuelles et religieuses." (3) Bien que ce terme soit aujourd’hui galvaudé par les idéologies conservatrices, voire d’extrême droite, cet éveil a posé des limites dans les discours discriminants et donné suffisamment de courage aux minorités pour prendre la parole et (re)prendre une place face à l’autre. Cela peut effrayer. Le changement, le sentiment d’être pointé comme quelqu’un de mauvais (un macho ou un raciste) peuvent être insoutenables.

Face à ce wokisme, les pancartes de la cancel culture (la culture de l'effacement) sont brandies. La journaliste française Judith Duportail questionne les réticences à l’éveil intellectuel dans son podcast : "On ne peut plus rien dire ou c’est le vieux monde qui se languit du temps où il avait le monopole de la parole officielle ?" Ce "on ne peut plus rien dire" est un argument qui ne tient plus dans une société où le langage, le vocabulaire et les mentalités évoluent vers plus d'égalité. Certes, il est utopique de penser comprendre tout le monde, immédiatement. Tout comme il faut sans doute du temps pour se défaire de vieux réflexes langagiers (propos sexistes, racistes, etc.). Mais si le respect de l’autre est encore une valeur chère à nos sociétés, l’espoir d’une évolution vers une parole juste et impeccable est encore possible.